Acte II - Scène IV



Madame Latour, Léontine, Moricet

Madame Latour(fermant la porte.)
Enfin ! il est parti ! (Tout en courant à la porte de droite, deuxième plan.)
. J'ai cru qu'il ne s'en irait pas ! (Ouvrant à Moricet et à Léontine.)
Vous pouvez venir.

Moricet(entrant avec Léontine.)
Ce n'est pas dommage !

Madame Latour(au-dessus de la table.)
Vous n'avez plus besoin de moi, monsieur Moricet ?

Moricet
Non ! merci, comtesse. (Il est au milieu de la scène ; Léontine est au-dessus du canapé, et pendant le dialogue entre Moricet et la concierge, retire son manteau et son chapeau et pose le tout sur le coussin de droite du canapé.)

Madame Latour(près de la porte de sortie.)
Allons ! bien bonne nuit, monsieur, madame. (Fausse sortie.)

Moricet
C'est ça ! vous aussi.

Madame Latour
Oh ! moi ! (Elle pousse un soupir de regret et sort.)

Moricet(aussitôt Mme Latour sortie.)
À Léontine avec amour. Léontine !

Madame Latour(reparaissant comme un diable qui sort d'une boîte, ce qui arrête l'élan de Moricet et de Léontine.)
Dans le cas où vous auriez à m'appeler, la sonnette, là, va à ma loge. (Sans quitter le pas de la porte, elle indique le cordon de sonnette à côté de la cheminée.)

Moricet
Oui. Eh ! bien, faites comme la sonnette ! allez-y aussi ! (Il va fermer la porte à clé, puis vivement à Léontine.)
étreignant Léontine dans ses bras, dans la position de la gravure connue.
Léontine !…

Léontine
Ah ! Moricet, est-ce moi ! est-ce bien moi qui suis là, dans vos bras ?

Moricet(lui tenant les deux mains.)
Léontine ! je n'ose y croire moi-même, j'ai besoin de vous regarder, j'ai besoin de vous serrer contre moi ! (Il la serre.)
J'ai besoin de vous… Il veut l'embrasser.

Léontine
Ah ! Moricet, dites-moi que ce n'est pas une grande folie que je fais là ! (Elle descend un peu.)

Moricet
Une folie ! mais en quoi ? en quoi ?

Léontine
Mais en tout ! en tout ! en tout ! (S'asseyant sur le canapé.)
Pensez qu'à l'heure présente, je suis encore une femme honnête et que demain…

Moricet(avec une conviction superbe.)
Mais vous le serez encore, demain !

Léontine
Ah ! vous trouvez, vous ?

Moricet(bien sincère.)
Dame ! à moins que vous n'alliez le raconter à tout le monde.

Léontine(vivement, avec un sentiment de terreur instinctive.)
Oh ! non !

Moricet(avec une chaleur pleine de conviction.)
Eh bien, alors ?… Mais qu'est-ce que c'est donc, je vous en prie, que l'honnêteté des femmes ? c'est l'opinion publique. Eh bien, nous n'avons qu'à ne pas la mettre au courant de nos petites affaires, l'opinion publique !

Léontine
Oh ! en voilà une morale !

Moricet(avec véhémence.)
Comment ! est-ce que vous allez me dire que cette honnêteté-là n'est pas une convention sociale ! La vérité, Léontine, la loi naturelle, c'est nous ! Le mariage n'est-il pas l'union de deux cœurs qui s'aiment ? Eh bien, alors, le vrai mari, c'est l'amant ; l'époux n'est que le mari que la société vous donne, tandis que l'amant, c'est le mari que le cœur choisit !

Léontine(résumant.)
Un mari en second.

Moricet
C'est ça, un lieutenant. (Se levant, et à part, tout en gagnant la gauche.)
. Ce sont toujours eux qui font la besogne (Revenant à Léontine.)
D'ailleurs à quoi bon discuter, argumenter, nous nous aimons, n'est-ce pas ? (Il prend la main de Léontine qui se lève et l'entraîne doucement à gauche.)
Eh bien ! que nous importe le reste !… Avez-vous donc oublié la lettre que vous m'avez écrite tantôt dans un élan généreux ?

Léontine(passant à gauche (n° 1).)
Mais non… Je rageais !…

Moricet(sans se déconcerter.)
Eh bien ! dans un élan de rage généreuse… Ah ! cette lettre qui m'a ouvert le paradis ! cette lettre…

Léontine
Vous l'avez ?

Moricet
Comment, si je l'ai ? Je la garde sur mon cœur. (Il se frappe la poitrine à la place du cœur.)

Léontine(avec un air de doute plein de coquetterie.)
Oh ! je voudrais bien la voir !

Moricet
La voilà ! (Il la tire de la poche de derrière dite "poche de revolver" de son pantalon.)

Léontine(rougissant et baissant la tête pour contenir son rire.)
Oh ! (Après un temps.)
Son cœur !

Moricet(après un temps, avec conviction, lisant.)
"Mon ami. " (Emu, il embrasse la lettre.)
"Mon ami, je n'ai qu'une parole ; à l'heure qu'il est, il n'y a plus d'obstacle entre nous. " (Parlé.)
Comme c'est concis et éloquent ! (Lyrique en écoutant le ronronnement de ses paroles.)
L'éloquence de la concision… et la concision…

Léontine(sur le même ton.)
…De l'éloquence.

Moricet(interloqué.)
Oui. (Lisant.)
"Libre de moi-même, c'est à vous que je m'engage. " (Parlé.)
Voilà ce que vous avez écrit. (Il fait mine de plier la lettre.)

Léontine
Oh ! oui, mais après, qu'est-ce que j'ai ajouté ?

Moricet
Oh ! après… après… c'est sans importance.

Léontine(lisant par-dessus son épaule.)
"Dites-vous bien que je n'agis de la sorte que parce qu'"Il" l'a bien voulu. " (Insistant.)
Que parce qu'"Il"… !

Moricet
Oui, ça, c'est la petite concession à l'amour-propre féminin.

Léontine(un peu railleuse.)
Ah ! vous croyez, vous ?

Moricet(remettant la lettre dans la poche de côté de son pantalon.)
Et c'est après m'avoir écrit cela que vous voudriez revenir en arrière ?… Non, il est trop tard ! (Avec emportement.)
Léontine, est-ce que tout autour de nous ne nous invite pas à l'amour ?… (De sa main droite, il lui a pris la taille et la faisant pivoter doucement autour de lui, il gagne avec elle le fond de la scène. Tous deux ont le dos tourné au spectateur.)
Sentez ces parfums qui vous engourdissent dans une langueur de volupté.

Léontine
Tiens ! c'est vrai, ça sent bon.

Moricet(la tenant toujours par la taille et la faisant de nouveau pivoter doucement de façon à être face au spectateur ; Léontine 1 près de la table, Moricet 2.)
Voyez cette petite table à deux couverts où nous attend le souper inséparable des tendres entrevues.

Léontine(battant des mains comme une enfant)
— Oh ! des perdreaux ! des écrevisses !… mon mari qui adore ça !

Moricet
Oui ? eh bien ! il n'en aura pas ! (Il la fait passer de son bras droit dans son bras gauche, de façon à prendre le n° 1. Avec lyrisme.)
Regardez cette lumière discrète. Que de mystère et de promesses dans cette demi-clarté que nous ferons plus faible encore, juste assez pour nous aimer et pas assez pour nous voir !
Il baisse un peu la lampe de sa main droite laissée libre, (carles wesper ?)

Léontine
Oh ! mais vous avez un balcon.

Moricet(emporté par le mouvement, sur le même ton de lyrisme.)
Un balcon qui fait le tour de la maison !… (La prenant dans ses bras.)
Nous voilà comme Roméo et Juliette, la scène du balcon.

Léontine(moqueuse.)
Seulement, vue de l'intérieur.

Moricet
C'est Roméo et Juliette pendant l'hiver. (La tirant doucement vers le lit.)
Et là, voilà le…

Léontine(reculant à la vue du lit.)
Oh !

Moricet
Quoi ?

Léontine(éclatant en sanglots.)
Ah ! Moricet… (Se levant.)
Il me semble que je me remarie. (Elle se jette dans les bras de Moricet.)

Moricet(au comble de l'ahurissement.)
Hein !

Léontine(toujours réfugiée dans ses bras.)
Lui aussi, le soir de son mariage, il était là, seul, près de moi !…

Moricet(la tenant toujours, très ennuyé.)
Ah ! là !…

Léontine(même jeu.)
Et il me tenait des propos d'amour comme vous… (Brusquement, repoussant Moricet et se dégageant de ses bras.)
Et puis, tout à coup…, le lit ! comme là et alors, dans un élan passionné…

Moricet(perdant patience et allant à elle.)
Ah ! je vous en prie, Léontine, ne parlons pas tout le temps de votre mari… ou si vous l'avez tellement à l'esprit, du moins que ce soit pour le voir tel qu'il est aujourd'hui.

Léontine(passant à gauche.)
Oh ! ne me parlez pas de ça !

Moricet
Au contraire, je veux vous en parler, Ne pensez -vous donc pas que peut-être en ce moment, il est en train de faire à une autre tous les serments qu'il ne vous a pas tenus.

Léontine(se montant à cette pensée.)
C'est vrai, le misérable !

Moricet
Et vous auriez des scrupules ? Ah ! non !

Léontine(avec rage.)
Non, pas de scrupules !

Moricet
Ah ! il a une maîtresse !

Léontine(lui passant les bras autour du cou.)
Eh bien ! moi, j'ai un amant !

Moricet
Voilà !… Et tenez ! il l'embrasse, l'infidèle. (Il embrasse Léontine.)
Il la serre dans ses bras !…

Léontine(se pelotonnant rageusement contre lui.)
Serrez ! Serrez !

Moricet(la serrant.)
Oui !… Il la réembrasse !

Léontine
Oh ! (À Moricet, avec rage, lui faisant signe de l'embrasser.)
Allez ! Allez !

Moricet
Oui. (Il l'embrasse.)
Si ce n'est pas indigne !

Tous les deux(avec une indignation l'une sincère, l'autre simulée.)
Oh !

Moricet(brusquement.)
Et tenez !… Voilà que c'est elle, à présent, elle qui lui rend ses baisers !

Léontine
Non ?

Moricet
Si !

Léontine(au comble de l'exaspération.)
Ah ! elle l'embrasse ? Eh ! bien, tiens ! tiens ! tiens ! (Elle embrasse Moricet tant qu'elle peut.)

Moricet(avec transport.)
Ah ! Léontine ! toute ma vie pour ce moment d'ivresse !

Léontine(n'en pouvant plus, tombant assise près de la table.)
Ah !… J'ai soif !

Moricet(arpentant la scène vers la droite, touché aux larmes qu'elle puisse avoir soif.)
Elle a soif ! Elle a soif ! (Revenant à Léontine aussitôt.)
Qu'est-ce que vous voulez boire ?

Léontine(prenant sur la table un verre qu'elle lui tend.)
N'importe quoi, du champagne !

Moricet(courant affolé à la table pour y chercher du champagne.)
Bon ! du champagne ! où est-il, le champagne ? Allons, bon ! La mère Latour a oublié le champagne… (Il traverse la scène à pas de géant et va sonner à la cheminée.)
À quoi pense-t-elle ?

Léontine
Ah ! vous n'avez pas soif, vous ?

Moricet(avec passion, revenant à elle toujours à pas de géant et la prenant dans ses bras.)
Il est juste au-dessus du siège où est assise Léontine et tout contre elle, sa figure contre la sienne dans la position d'un amoureux qui murmure des mots d'amour à l'oreille de sa belle. Moi, non, je n'ai soif que de toi… Je n'ai soif que de ton amour. (Déclamant :)
Grisé de ton sourire, ivre de ta beauté, Mon amour infini me mine et me dévore.

Léontine
les yeux mi-clos et lui prenant la tête de son bras gauche de façon à lui encadrer le visage;(avec enthousiasme.)
Ah ! quand tu me parles en vers, je sens que je ne peux pas te résister.

Moricet(tombant à ses genoux.)
Elle ne peut pas !… Elle ne peut pas me résister ! (De joie, il roule sa tête dans les deux mains de Léontine qu'elle tient ouvertes sur ses genoux. On frappe à la porte. Tous deux sursautent, Léontine repousse Moricet et passe à droite.)

Moricet
Qui est là ?

Voix de Madame Latour
C'est moi, comtesse Latour.

Moricet(rassuré, à Léontine.)
Ah ! c'est la concierge, c'est Latour. (Il relève la mèche de la lampe et va ouvrir.)
Entrez !

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