Acte II - Scène première


Madame Latour(un vaporisateur à la main, vaporisant les rideaux de la fenêtre.)
Là ! assez pour les rideaux ! (Allant au canapé.)
Au canapé maintenant ! Hum ! le canapé !… C'est généralement le terrain où s'engage l'action !… Très important !… De la première escarmouche dépend presque toujours la victoire… Double ration au canapé. (Elle vaporise consciencieusement le canapé.)
Ah ! dame ! je vaporise stratégiquement. (Allant au lit dont la couverture est faite.)
Ainsi, là, tenez ! j'en mets… par acquit de conscience, parce qu'à vrai dire, quand on est arrivé à cette phase… Enfin, quand ce ne serait que des libations d'actions de grâces ! (Elle vaporise le lit légèrement, puis redescendant à droite.)
Allons, j'espère que M. Moricet, notre nouveau locataire, sera content. (Montrant le vaporisateur qui est presque vide.)
Je viens de lui vaporiser là pour seize francs d'Impérial Russe. (Tout en se dirigeant vers le piano.)
Eh bien, j'aime les hommes comme ça, moi ; les hommes qui, en amour, ne regardent pas à la dépense ! (Se vaporisant.)
D'ailleurs, il y a-t-il rien d'assez cher pour une femme aimée ? Ah ! nous sommes un bien heureux sexe… (Elle va poser le vaporisateur sur le piano et gagne lentement la droite tout en parlant.)
Ah ! que n'ai-je eu, moi, comtesse de Latour du Nord, quand j'étais encore du noble faubourg Saint-Germain, des faiblesses pour un homme comme celui-là au lieu d'aimer un numéro de cirque… (Elle s'assied sur le canapé.)
Mon mari ne m'aurait pas pincée et je ne serais pas concierge à l'heure qu'il est. (S'étendant sur le canapé.)
Ah ! c'est loin tout ça !… heureux temps !

Madame Latour
Monsieur Zizi !

Duchotel(sur le pas de la porte gauche, pan coupé.)
Voilà un quart d'heure que je vous cherche… Cristi ! que ça infecte ici… Est-ce qu'il y a un chat ?

Madame Latour(remontant vers Duchotel.)
Un chat ! c'est de l'Impérial Russe…

Duchotel
Pffu ! il y a de quoi tomber à la renverse. Dites donc ! voilà dix minutes que je sonne à la porte en face, chez Mme Cassagne, elle n'est pas chez elle ?

Madame Latour(d'un air désolé.)
Non, monsieur.

Duchotel
Comme c'est agréable, je l'ai attendue à la Maison d'Or avec un dîner pour deux… et j'ai dû le manger tout seul… Elle n'a donc pas reçu ma dépêche ?

Madame Latour
Si, monsieur, Mme Cassagne m'a dit : "Mon oncle Zizi…"

Duchotel
Voilà ! c'est moi !…

Madame Latour
… Mon oncle Zizi arrive aujourd'hui de sa province ; il descend chez moi ainsi qu'à l'ordinaire ; vous lui direz que si j'avais reçu sa dépêche plus tôt, je lui aurais consacré ma soirée, malheureusement j'en ai disposé ; vous lui remettrez ma clé et le prierez de m'attendre. (Elle tire la clé de sa poche.)

Duchotel
Comme si elle n'aurait pas mieux fait de rester chez elle.

Madame Latour(remettant la clé.)
Voilà la commission faite. (redescendant devant le canapé.)
Et à part ça, monsieur Zizi, qu'est-ce qu'on dit de neuf à Lons-le-Saunier ?

Duchotel(ahuri, s'arrêtant au moment où il se disposait à s'en aller.)
Ce que l'on dit de neuf à Lons-le-Saunier ?

Madame Latour
Oui !

Duchotel
Est-ce que je sais, moi !

Madame Latour
Comment ? Je croyais que Mme Cassagne m'avait dit que si vous descendiez quelquefois chez elle… c'est que vous aviez votre habitation à Lons-le-Saunier.

Duchotel(redescendant devant la table numéro 1.)
Hein ! ah ! moi ? parfaitement ! non, j'avais compris… tiens, parbleu si, j'habite Lons-le-Saunier.

Madame Latour
Vous devez bien vous y ennuyer ?

Duchotel
Mais non… le jardin public… la musique militaire…

Madame Latour
Et puis enfin, vous venez à Paris… (Brusquement.)
Pourquoi apportez-vous toujours votre fusil quand vous venez à Paris ?

Duchotel(avec aplomb.)
Ca !… c'est pas un fusil, c'est un nécessaire de toilette, c'est comme ça qu'on les fait à Lons-le-Saunier. (Passant à droite.)
Mais dites donc, comtesse, elle est bien installée la cocotte qui habite ici…

Madame Latour
 La cocotte !… Qui ça ?… Mlle Urbaine des Voitures ? Mais elle n'habite plus ici, monsieur Zizi… Nous lui avons donné congé.

Duchotel
Vraiment ?

Madame Latour
Oh ! monsieur, nous ne pouvions pas garder une locataire comme ça ; elle déconsidérait la maison ! Une demoiselle qui prenait des collégiens au sevrage ! Ca me fait penser qu'il faut que j'aille réclamer une des clés d'ici à son petit dernier !… Une femme, monsieur, qui n'attendait même pas qu'ils fussent bacheliers pour leur inculquer les principes de la licence !… palsambleu ! quand j'avais à lui tirer le cordon, à celle-là (se frappant la poitrine d'un geste noble)
mon sang de patricienne se révoltait !…

Duchotel
Vous êtes farouche, comtesse !

Madame Latour
Pour les cocottes, oui ! Je flétris les amours vénales. Je n'ai de respect, moi, que pour les écarts des femmes honnêtes. Heureusement, depuis le départ de cette demoiselle, je puis dire hautement que la maison est irréprochable ; tous gens mariés !… et même quelques-uns ensemble.

Duchotel
Parfait ! Eau, gaz et gens mariés à tous les étages. Alors ici, les nouveaux locataires, ils sont mariés ?

Madame Latour
Lui, non, mais elle certainement, si j'en juge par le mystère et les égards dont il l'entoure.

Duchotel
Ah ! le sacripant !… et qu'est-ce qu'il est, lui ?

Madame Latour
Médecin.

Duchotel
Ah ! c'est un médecin qui se paie une femme mariée !… voyez-vous ça !… Et dire que, pendant ce temps-là, le mari dort sur les deux oreilles. Quelle moule !… Allons, au revoir, comtesse, je vais voir si Mme Cassagne n'est pas rentrée.
(Il remonte.)

Madame Latour(qui est remontée à gauche vers la porte d'entrée.)
C'est ça, monsieur Zizi ! (Elle entr'ouvre la porte, puis brusquement.)
Non, attendez, on monte. (Regardant dehors.)
Ah ! mon Dieu !… ce sont les locataires d'ici, ils vont m'attraper pour vous avoir laissé entrer.

Duchotel
Eh bien, laissez-moi partir.

Madame Latour(l'arrêtant.)
Non !… vous vous rencontreriez ! (Le prenant par le bras et le conduisant à la porte de droite, premier plan, qu'elle ouvre.)
Tenez, entrez là !… Je dirai que vous êtes un parent à moi, que je vous ai fait venir pour faire l'appartement à fond. (Elle pousse Duchotel dans le cabinet-placard à droite, premier plan.)

Duchotel
Comment ! mais…

Madame Latour
Et attendez que je vienne vous délivrer.

Duchotel
Cristi ! ça sent le camphre là-dedans !

Madame Latour
Eh bien ! ça conserve… Entrez. (Elle ferme la porte, voyant entrer Moricet et Léontine.)
Ouf ! il était temps. (Elle reste contre la porte du placard.)

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