Acte I - Scène III



Moricet, Léontine
Moment de silence. Léontine vient s'asseoir à droite de la table et range sa laine et ses tapisseries dans son sac. Moricet marche de long en large.

Moricet(après un temps, revenant à son idée fixe.)
Alors, c'est entendu… une fois, deux fois, trois fois… Vous ne voulez pas ?

Léontine(avec un soupir de lassitude.)
Oh ! encore !… Ah ! non, mon ami, vrai, vous savez…

Moricet(passant à droite.)
Bien ! bien, mais quand vous viendrez me raconter maintenant que vous m'aimez… (Silence de Léontine. Il remonte au fond, puis redescend derrière la table face au public.)
Car vous ne direz pas que vous ne l'avez pas dit… hein ? (Sombre.)
Vous souvenez-vous de votre perruche ?… Elle venait de mourir, votre pauvre petite perruche qui disait si gentiment : (Avec des larmes dans la voix.)
"Donnez-moi du tafia, chameau, chameau, chameau !…" Elle venait de succomber, la pauvre bête, et nous étions là, tous les trois… vous, la défunte, et moi… (Profond soupir de Léontine.)
Votre mari était sorti. (Avec lyrisme.)
Vous souvenez-vous de votre crise de larmes ?… Et moi, je vous consolais… Vous pleuriez sur ma poitrine… Ah ! ces pleurs !… (Lyrique.)
C'est à ce moment que vous eûtes un de ces élans du cœur qui ne mentent pas, ceux-là… Et alors vous le laissâtes échapper ce : "Je vous aime", qui est cause de tout !

Léontine
Est-ce que l'on sait ce qu'on dit dans les moments de deuil ?

Moricet(bien net.)
Oh ! pardon ! Vous étiez sincère à ce moment-là, je vous jure… Il n'y a même que dans ces courts instants où la femme ne pense plus du tout à ce qu'elle dit qu'on peut être sûr qu'elle dit vraiment ce qu'elle pense…

Léontine
Et après ? Quand je l'aurais dit ce : "Je vous aime". Est-ce que cela implique tout… tout ce qui s'ensuit ? Car enfin, je ne sais pas ce que vous y avez vu, ma parole d'honneur ! Elle se lève.

Moricet(bien sincère et bien naturel.)
Mais j'y ai vu ce que tout homme voit au bout d'un "Je vous aime".

Léontine(choquée.)
Oh !

Moricet
Ah ! parbleu ! c'est bien facile de dire aux gens qu'on les aime : ce qu'il faut, c'est le prouver… Eh bien, moi, je suis prêt à le prouver, je suis prêt… Dites-en donc autant, vous, hein ? dites-en donc autant.
(Toute cette scène, depuis le commencement, doit être jouée par Moricet avec la conviction la plus absolue et la chaleur la plus grande, tout le comique étant dans la sincérité.)

Léontine
(allant à la table et s'asseyant sur le fauteuil de gauche.)
Qu'est-ce que vous voulez, mon ami, il y a un malentendu entre nous !… Vous affirmez que je vous ai dit : "Je vous aime. " Mon Dieu, je veux bien vous croire et je ne m'en dédis pas.

Moricet
(triomphant.)
Allons donc !

Léontine
Mais oui… Pourquoi mon cœur n'aurait-il pas le droit d'avoir ses préférences ? Après tout, vous n'êtes pas fait pour déplaire… Vous êtes mieux que tous ceux que je vois.

Moricet
(naïvement fat.)
Oh ! vous ne voyez que moi ici.

Léontine
(moqueuse, très légèrement.)
C'est peut-être pour ça… (Reprenant.)
Vous êtes galant, vous tournez bien les vers. C'est une qualité pour les médecins. Et les femmes, voyez-vous, ont toutes dans le cœur une corde qui vibre à la poésie…

Moricet
(s'asseyant à table, avec une modestie affectée.)
Vous êtes bien bonne… (D'un air détaché où perce cependant la vanité.)
Vous n'avez pas encore parcouru mon dernier volume : "Les larmes du cœur" ?

Léontine(changeant de ton.)
Non, pas encore, mon mari l'a pris pour le lire…

Moricet(avec un rire sardonique.)
Ah ! son mari !

Léontine(retournant à lui, et bien sincère.)
N'en dites pas de mal, c'est votre ami !

Moricet(se levant.)
Certes, c'est mon ami, même il vaut mieux que vous, allez ! Il a confiance en moi, lui…

Léontine(avec un hochement de tête et un rictus significatif.)
Et c'est comme cela que vous lui rendez son amitié !

Moricet(avec conviction.)
Comment ! mais je l'aime, moi… Je vous aime à côté… Mais je l'aime, brave ami !

Léontine(même jeu.)
Oui !… Et vous admettriez que je le trompe ?

Moricet(interloqué.)
Hein ?… Euh !… C'est un autre point de vue.

Léontine(bien nette.)
Ecoutez, Moricet, quand on se marie, on se jure fidélité entre époux…

Moricet(railleur.)
Oh ! c'est parce que le maire vous le demande.

Léontine(même jeu.)
N'importe. Tant que je croirai que mon mari tient son serment, je ne trahirai pas le mien !

Moricet(même jeu.)
Oui, "messieurs les Anglais, tirez les premiers ! "

Léontine
Voilà ! Ah ! par exemple, que demain seulement, il me soit prouvé que mon mari me trompe, qu'il a une liaison et je vous jure que c'est moi qui irai à vous et vous dirai : "Moricet, vengez-moi ! "

Moricet(avec transport.)
Vrai ? Ah ! Léontine !

Léontine(lui coupant son élan.)
Mais… comme je sais très bien que c'est une hypothèse impossible…
(Elle va à la cheminée.)

Moricet
Oh ! ça ! évidemment… (S'adossant à la table, face au public)
. Qu'est-ce qu'il aime, lui ? le canotage, la chasse… Ce sont les seuls exercices… hygiéniques qu'il se permette.

Léontine(à la cheminée.)
Je le sais bien…

Moricet(traîtreusement.)
Et encore, la chasse pour la chasse, parce qu'il y a des maris qui ont l'air d'aimer la chasse… et pas du tout… Ce sont des moyens pour aller courir la prétentaine… Ils disent : "Je vais à la chasse ! " Et une fois dehors, vas-y voir !

Léontine
Oh ! oui, mais pas lui !

Moricet
Oh ! non ! car j'y ai réfléchi ! Quelquefois, je me disais : "Est-ce que par hasard, mon Duchotel ?…" Eh bien ! non… Vous savez, non !… Il me suffisait de le voir quand il revenait de la chasse pour être parfaitement convaincu de la pureté de sa conscience.

Léontine
N'est-ce pas ?

Moricet
Ah ! ma chère amie !… mais il y avait de ces choses tellement énormes, que je me disais : "Si Duchotel avait vraiment quelque chose à se reprocher, eh bien ! non, il y a de ces bourdes qu'il ne ferait pas. "

Léontine(allant à lui.)
Comment ? Quoi ? De quelles choses voulez-vous parler ?

Moricet(quittant la table.)
Oh ! je ne sais pas ! Mais tenez, l'autre jour, par exemple, il vous a rapporté une bourriche de lièvres et de lapins

Léontine
Eh bien ?

Moricet
Eh bien ! Il y a un fait connu : (Bien scandé.)
Où il y a des lapins, il n'y a pas de lièvres, où il y a des lièvres, il n'y a pas de lapins…

Léontine(nerveuse.)
Comment savez-vous ça ?

Moricet(froidement.)
Lisez la Zoologie… (Changeant de ton.)
Il n'y a qu'un seul endroit où ces deux rongeurs se trouvent réunis.

Léontine
C'est peut-être là où il est allé les chercher.

Moricet
Possible !… C'est chez le marchand de comestibles.
(Il gagne la droite.)

Léontine(allant à lui.)
Oh ! c'est trop fort ! Et vous ne pouviez pas me dire ça plus tôt, vous qui vous prétendez mon ami ; vous me laissez là m'endormir dans ma confiance ridicule… Ah ! mais j'aurai une explication avec Duchotel.
(Elle remonte au fond par la droite.)

Moricet(suivant Léontine.)
Ah ! mon Dieu ! mais non, ne faites pas ça !… Voyons, Léontine… puisque j'ai commencé par vous dire que j'étais intimement persuadé de l'innocence de mon ami Duchotel…

Léontine
Eh bien ! c'est bon ! Voilà mon mari, je vais en avoir le cœur net.

Moricet(en peu au-dessus.)
Léontine ! Voyons, vous n'allez pas lui dire…

Léontine
Je vais me gêner !…

Moricet
Léontine, c'est insensé, je… (Voyant entrer Duchotel de droite.)
Je m'en vais.
(Il remonte vers la porte du fond.)

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