ACTE TROISIÈME - Scène VI



(LE CHEVALIER, LE COMTE.)

Le Chevalier
On m'a dit que vous me demandiez ; puis-je vous rendre quelque service, monsieur ?

Le Comte
Oui, chevalier, vous pouvez véritablement m'obliger.

Le Chevalier
Pardi, si je le puis, cela vaut fait.

Le Comte
Vous m'avez dit que vous n'aimiez pas la marquise.

Le Chevalier
Que dites-vous là ? je l'aime de tout mon cœur.

Le Comte
J'entends que vous n'aviez pas d'amour pour elle.

Le Chevalier
Ah ! c'est une autre affaire, et je me suis expliqué là-dessus.

Le Comte
Je le sais, mais êtes-vous dans les mêmes sentiments ? Ne s'agit-il point à présent d'amour, absolument ?

Le Chevalier (riant.)
Eh ! mais, en vérité, par où jugez-vous qu'il y en ait ? Qu'est-ce que c'est que cette idée-là ?

Le Comte
Moi, je n'en juge point, je vous le demande.

Le Chevalier
Hum ! vous avez pourtant la mine d'un homme qui le croit.

Le Comte
Eh bien, débarrassez-vous de cela ; dites-moi oui ou non.

Le Chevalier (riant.)
Eh, eh ! monsieur le comte, un homme d'esprit comme vous ne doit point faire de chicane sur les mots ; le oui et le non, qui ne se sont point présentés à moi, ne valent pas mieux que le langage que je vous tiens ; c'est la même chose, assurément : il y a entre la marquise et moi une amitié et des sentiments vraiment respectables. Êtes-vous content ? Cela est-il net ? Voilà du français.

Le Comte ( à part.)
Pas trop… (Haut.)
On ne saurait mieux dire, et j'ai tort ; mais il faut pardonner aux amants, ils se méfient de tout.

Le Chevalier
Je sais ce qu'ils sont par mon expérience. Revenons à vous et à vos amours, je m'intéresse beaucoup à ce qui vous regarde ; mais n'allez pas encore empoisonner ce que je vais vous dire ; ouvrez-moi votre cœur. Est-ce que vous voulez continuer d'aimer la marquise ?

Le Comte
Toujours.

Le Chevalier
Entre nous, il est étonnant que vous ne vous lassiez pas de son indifférence. Parbleu, il faut quelques sentiments dans une femme. Vous hait-elle ? on combat sa haine. Ne lui déplaisez-vous pas ? on espère ; mais une femme qui ne répond rien, comment se conduire avec elle ? par où prendre son cœur ? un cœur qui ne se remue ni pour ni contre ; qui n'est ni ami ni ennemi, qui n'est rien, qui est mort, le ressuscite-t-on ? Je n'en crois rien ; et c'est pourtant ce que vous voulez faire.

Le Comte (finement.)
Non, non, chevalier, je vous parle confidemment, à mon tour. Je n'en suis pas tout à fait réduit à une entreprise si chimérique, et le cœur de la marquise n'est pas si mort que vous le pensez : m'entendez-vous ? Vous êtes distrait.

Le Chevalier
Vous vous trompez ; je n'ai jamais eu plus d'attention.

Le Comte
Elle savait mon amour, je lui en parlais, elle écoutait.

Le Chevalier
Elle écoutait ?

Le Comte
Oui, je lui demandais du retour.

Le Chevalier
C'est l'usage ; et à cela quelle réponse ?

Le Comte
On me disait de l'attendre.

Le Chevalier
C'est qu'il était tout venu.

Le Comte (à part.)
Il l'aime… (Haut.)
Cependant aujourd'hui elle ne veut pas me voir, j'attribue cela à ce que j'avais été quelques jours sans paraître, avant que vous arrivassiez : la marquise est la femme de France la plus fière.

Le Chevalier
Ah ! je la trouve passablement humiliée d'avoir cette fierté-là.

Le Comte
Je vous ai prié tantôt de me raccommoder avec elle, et je vous en prie encore.

Le Chevalier
Eh ! vous vous moquez ? cette femme-là vous adore.

Le Comte
Je ne dis pas cela.

Le Chevalier
Et moi, qui ne m'en soucie guère, je le dis pour vous.

Le Comte
Ce qui m'en plaît, c'est que vous le dites sans jalousie.

Le Chevalier
Oh ! parbleu, si cela vous plaît, vous êtes servi à souhait ; car je vous dirai que j'en suis charmé, que je vous en félicite, et que je vous embrasserais volontiers.

Le Comte
Embrassez donc, mon cher.

Le Chevalier
Ah ! ce n'est pas la peine ; il me suffit de m'en réjouir sincèrement, et je vais vous en donner des preuves qui ne seront point équivoques.

Le Comte
Je voudrais bien vous en donner de ma reconnaissance, moi ; et si vous étiez d'humeur à accepter celle que j'imagine, ce serait alors que je serais bien sûr de vous. À l'égard de la marquise…

Le Chevalier
Comte, finissons : vous autres amants, vous n'avez que votre amour et ses intérêts dans la tête, et toutes ces folies-là n'amusent point les autres. Parlons d'autre chose : de quoi s'agit-il ?

Le Comte
Dites-moi, mon cher, auriez-vous renoncé au mariage ?

Le Chevalier
Oh ! parbleu, c'en est trop : faut-il que j'y renonce pour vous mettre en repos ? Non, monsieur ; je vous demande grâce pour ma postérité, s'il vous plaît. Je n'irai point sur vos brisées, mais qu'on me trouve un parti convenable, et demain je me marie ; et, qui plus est, c'est que cette marquise, qui ne vous sort pas de l'esprit, tenez, je m'engage à la prier de la fête.

Le Comte
Ma foi, chevalier, vous me ravissez ; je sens bien que j'ai affaire au plus franc de tous les hommes ; vos dispositions me charment. Mon cher ami, continuons. Vous connaissez ma sœur ; que pensez-vous d'elle ?

Le Chevalier
Ce que j'en pense ?… Votre question me fait ressouvenir qu'il y a longtemps que je ne l'ai vue, et qu'il faut que vous me présentiez à elle.

Le Comte
Vous m'avez dit cent fois qu'elle était digne d'être aimée du plus honnête homme. On l'estime ; vous connaissez son bien, vous lui plairez, j'en suis sûr ; et si vous ne voulez qu'un parti convenable, en voilà un.

Le Chevalier
En voilà un… vous avez raison… oui… votre idée est admirable : elle est amie de la marquise, n'est-ce pas ?

Le Comte
Je crois que oui.

Le Chevalier
Allons, cela est bon, et je veux que ce soit moi qui lui annonce la chose. Je crois que c'est elle qui entre, retirez-vous pour quelques moments dans ce cabinet ; vous allez voir ce qu'un rival de mon espèce est capable de faire, et vous paraîtrez quand je vous appellerai. Partez, point de remerciement, un jaloux n'en mérite point.

Autres textes de Marivaux

La Surprise de l'Amour

(PIERRE, JACQUELINE.)PIERRETiens, Jacquelaine, t'as une himeur qui me fâche. Pargué ! encore faut-il dire queuque parole d'amiquié aux gens.JACQUELINEMais qu'est-ce qu'il te faut donc ? Tu me veux pour ta...

La Réunion des Amours

(L'AMOUR, qui entre d'un côté, CUPIDON, de l'autre.)CUPIDON (, à part.)Que vois-je ? Qui est-ce qui a l'audace de porter comme moi un carquois et des flèches ?L'AMOUR (, à...

La Provinciale

(MADAME LÉPINE, LE CHEVALIER, LA RAMÉE)(Ils entrent en se parlant.)MADAME LÉPINEAh ! vraiment, il est bien temps de venir : je n'ai plus le loisir de vous entretenir ; il...

La mère confidente

(DORANTE, LISETTE.)DORANTEQuoi ! vous venez sans Angélique, Lisette ?LISETTEElle arrivera bientôt ; elle est avec sa mère : je lui ai dit que j'allais toujours devant, et je ne me...

La Méprise

FRONTIN, ERGASTE.La scène est dans un jardin.FRONTINJe vous dis, Monsieur, que je l'attends ici, je vous dis qu'elle s'y rendra, que j'en suis sûr, et que j'y compte comme si...


Les auteurs


Les catégories

Médiawix © 2024