ACTE DEUXIÈME - Scène IV



(HORTENSIUS, LA MARQUISE.)

La Marquise ( nonchalamment.)
Eh bien, monsieur, vous n'aimez donc pas les livres du chevalier ?

Hortensius
Non, madame, le choix ne m'en paraît pas docte ; dans dix tomes, pas la moindre citation de nos auteurs grecs ou latins, lesquels, quand on compose, doivent fournir tout le suc d'un ouvrage ; en un mot, ce ne sont que des livres modernes, remplis de phrases spirituelles ; ce n'est que de l'esprit, toujours de l'esprit, petitesse qui choque le sens commun.

La Marquise ( nonchalante.)
Mais de l'esprit ! est-ce que les anciens n'en avaient pas ?

Hortensius
Ah ! Madame, distinguo ; ils en avaient d'une manière… oh ! d'une manière que je trouve admirable.

La Marquise
Expliquez-moi cette manière.

Hortensius
Je ne sais pas trop bien quelle image employer pour cet effet, car c'est par les images que les anciens peignaient les choses. Voici comme parle un auteur dont j'ai retenu les paroles. Représentez-vous, dit-il, une femme coquette : primo, son habit est en pretintailles ; au lieu de grâces, je lui vois des mouches ; au lieu de visage, elle a des mines ; elle n'agit point, elle gesticule ; elle ne regarde point, elle lorgne ; elle ne marche pas, elle voltige ; elle ne plaît point, elle séduit ; elle n'occupe point, elle amuse ; on la croit belle, et moi je la tiens ridicule, et c'est à cette impertinente femme que ressemble l'esprit d'à présent, dit l'auteur.

La Marquise
J'entends bien.

Hortensius
L'esprit des Anciens, au contraire, continue-t-il, ah ! c'est une beauté si mâle, que pour démêler qu'elle est belle, il faut se douter qu'elle l'est : simple dans ses façons, on ne dirait pas qu'elle ait vu le monde ; mais ayez seulement le courage de vouloir l'aimer, et vous parviendrez à la trouver charmante.

La Marquise
En voilà assez, je vous comprends : nous sommes plus affectés, et les anciens plus grossiers.

Hortensius
Que le ciel m'en garde, madame ; jamais Hortensius…

La Marquise
Changeons de discours ; que nous lirez-vous aujourd'hui ?

Hortensius
Je m'étais proposé de vous lire un peu du Traité de la patience, chapitre premier, du Veuvage.

La Marquise
Oh ! prenez autre chose ; rien ne me donne moins de patience que les traités qui en parlent.

Hortensius
Ce que vous dites est probable.

La Marquise
J'aime assez l'éloge de l'amitié, nous en lirons quelque chose.

Hortensius
Je vous supplierai de m'en dispenser, madame ; ce n'est pas la peine, pour le peu de temps que nous avons à rester ensemble, puisque vous vous mariez avec monsieur le comte.

La Marquise
Moi !

Hortensius
Oui, madame ; au moyen duquel mariage je deviens à présent un serviteur superflu, semblable à ces troupes qu'on entretient pendant la guerre et que l'on casse à la paix : je combattais vos passions, vous vous accommodez avec elles, et je me retire avant qu'on me réforme.

La Marquise
Vous tenez là de jolis discours, avec vos passions ; il est vrai que vous êtes assez propre à leur faire peur, mais je n'ai que faire de vous pour les combattre. Des passions avec qui je m'accommode ! en vérité, vous êtes burlesque. Et ce mariage, de qui le tenez-vous donc ?

Hortensius
De mademoiselle Lisette qui l'a dit à Lubin, lequel me l'a rapporté, avec cette apostille contre moi, qui est que ce mariage m'expulserait d'ici.

La Marquise (étonnée.)
Mais qu'est-ce que cela signifie ? Le chevalier croira que je suis folle, et je veux savoir ce qu'il a répondu : ne me cachez rien, parlez.

Hortensius
Madame, je ne sais rien, là-dessus, que de très vague.

La Marquise
Du vague, voilà qui est bien instructif ; voyons donc ce vague.

Hortensius
Je pense donc que Lisette ne disait à monsieur le chevalier que vous épousiez monsieur le comte…

La Marquise
Abrégez les qualités.

Hortensius
Qu'afin de savoir si ledit chevalier ne voudrait pas vous rechercher lui-même et se substituer au lieu et place dudit comte ; et même il appert par le récit dudit Lubin, que ladite Lisette vous a offert au sieur chevalier.

La Marquise
Voilà, par exemple, de ces faits incroyables ; c'est promener la main d'une femme, et dire aux gens : la voulez-vous ? Ah ! ah ! je m'imagine voir le chevalier reculer de dix pas à la proposition, n'est-il pas vrai ?

Hortensius
Je cherche sa réponse littérale.

La Marquise
Ne vous brouillez point, vous avez la mémoire fort nette, ordinairement.

Hortensius
L'histoire rapporte qu'il s'est d'abord écrié dans sa surprise, et qu'ensuite il a refusé la chose.

La Marquise
Oh ! pour l'exclamation, il pouvait la retrancher, ce me semble, elle me paraît très imprudente et très impolie. J'en approuve l'esprit ; s'il pensait autrement, je ne le verrais de ma vie ; mais se récrier devant les domestiques, m'exposer à leur raillerie, ah ! c'en est un peu trop ; il n'y a point de situation qui dispense d'être honnête.

Hortensius
La remarque critique est judicieuse.

La Marquise
Oh ! je vous assure que je mettrai ordre à cela. Comment donc ! cela m'attaque directement, cela va presque au mépris. Oh ! monsieur le chevalier, aimez votre Angélique tant que vous voudrez ; mais que je n'en souffre pas, s'il vous plaît ! Je ne veux point me marier ; mais je ne veux pas qu'on me refuse.

Hortensius
Ce que vous dites est sans faute. (À part.)
Ceci va bon train pour moi. (À la Marquise.)
Mais, madame, que deviendrai-je ? Puis-je rester ici ? N'ai-je rien à craindre ?

La Marquise
Allez, monsieur, je vous retiens pour cent ans : vous n'avez ici ni comte, ni chevalier à craindre ; c'est moi qui vous en assure, et qui vous protège. Prenez votre livre, et lisons ; je n'attends personne. Hortensius tire un livre.

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