ACTE PREMIER - Scène première



(LA MARQUISE, LISETTE.)
(La Marquise entre tristement sur la scène ; Lisette la suit sans qu'elle le sache.)

La Marquise (s'arrêtant et soupirant.)
Ah !

Lisette (derrière elle.)
Ah !

La Marquise
Qu'est-ce que j'entends là ? Ah ! c'est vous ?

Lisette
Oui, madame.

La Marquise
De quoi soupirez-vous ?

Lisette
Moi ? de rien : vous soupirez, je prends cela pour une parole, et je vous réponds de même.

La Marquise
Fort bien ; mais qui est-ce qui vous a dit de me suivre ?

Lisette
Qui me l'a dit, madame ? Vous m'appelez, je viens ; vous marchez, je vous suis : j'attends le reste.

La Marquise
Je vous ai appelée, moi ?

Lisette
Oui, madame.

La Marquise
Allez, vous rêvez ; retournez-vous-en, je n'ai pas besoin de vous.

Lisette
Retournez-vous-en ! les personnes affligées ne doivent point rester seules, madame.

La Marquise
Ce sont mes affaires ; laissez-moi.

Lisette
Cela ne fait qu'augmenter leur tristesse.

La Marquise
Ma tristesse me plaît.

Lisette
Et c'est à ceux qui vous aiment à vous secourir dans cet état-là ; je ne veux pas vous laisser mourir de chagrin.

La Marquise
Ah ! voyons donc où cela ira.

Lisette
Pardi ! il faut bien se servir de sa raison dans la vie, et ne pas quereller les gens qui sont attachés à nous.

La Marquise
Il est vrai que votre zèle est fort bien entendu ; pour m'empêcher d'être triste, il me met en colère.

Lisette
Eh bien, cela distrait toujours un peu : il vaut mieux quereller que soupirer.

La Marquise
Eh ! laissez-moi, je dois soupirer toute ma vie.

Lisette
Vous devez, dites-vous ? Oh ! vous ne payerez jamais cette dette-là ; vous êtes trop jeune, elle ne saurait être sérieuse.

La Marquise
Eh ! ce que je dis là n'est que trop vrai : il n'y a plus de consolation pour moi, il n'y en a plus ; après deux ans de l'amour le plus tendre, épouser ce que l'on aime, ce qu'il y avait de plus aimable au monde, l'épouser, et le perdre un mois après !

Lisette
Un mois ! c'est toujours autant de pris. Je connais une dame qui n'a gardé son mari que deux jours ; c'est cela qui est piquant.

La Marquise
J'ai tout perdu, vous dis-je.

Lisette
Tout perdu ! Vous me faites trembler : est-ce que tous les hommes sont morts ?

La Marquise
Eh ! que m'importe qu'il reste des hommes ?

Lisette
Ah ! madame, que dites-vous là ? Que le ciel les conserve ; ne méprisons jamais nos ressources.

La Marquise
Mes ressources ! À moi, qui ne veux plus m'occuper que de ma douleur ! moi, qui ne vis presque plus que par un effort de raison !

Lisette
Comment donc par un effort de raison ? Voilà une pensée qui n'est pas de ce monde ; mais vous êtes bien fraîche pour une personne qui se fatigue tant.

La Marquise
Je vous prie, Lisette, point de plaisanterie ; vous me divertissez quelquefois, mais je ne suis pas à présent en situation de vous écouter.

Lisette
Ah çà, madame, sérieusement, je vous trouve le meilleur visage du monde ; voyez ce que c'est : quand vous aimiez la vie, peut-être que vous n'étiez pas si belle ; la peine de vivre vous donne un air plus vif et plus mutin dans les yeux, et je vous conseille de batailler toujours contre la vie ; cela vous réussit on ne peut pas mieux.

La Marquise
Que vous êtes folle ! je n'ai pas fermé l'œil de la nuit.

Lisette
N'auriez-vous pas dormi en rêvant que vous ne dormiez point ? car vous avez le teint bien reposé ; mais vous êtes un peu trop négligée, et je suis d'avis de vous arranger un peu la tête. La Brie, qu'on apporte ici la toilette de madame.

La Marquise
Qu'est-ce que tu vas faire ? Je n'en veux point.

Lisette
Vous n'en voulez point ! vous refusez le miroir, un miroir, madame ! Savez-vous bien que vous me faites peur ? Cela serait sérieux, pour le coup, et nous allons voir cela : il ne sera pas dit que vous serez charmante impunément ; il faut que vous le voyiez, et que cela vous console, et qu'il vous plaise de vivre. (On apporte la toilette. Elle prend un siège.)
Allons, madame, mettez-vous là, que je vous ajuste : tenez, le savant que vous avez pris chez vous ne vous lira point de livre si consolant que ce que vous allez voir.

La Marquise
Oh ! tu m'ennuies : qu'ai-je besoin d'être mieux que je ne suis ? Je ne veux voir personne.

Lisette
De grâce, un petit coup d'œil sur la glace, un seul petit coup d'œil ; quand vous ne le donneriez que de côté, tâtez-en seulement.

La Marquise
Si tu voulais bien me laisser en repos.

Lisette
Quoi ! votre amour-propre ne dit plus mot, et vous n'êtes pas à l'extrémité ! cela n'est pas naturel, et vous trichez. Faut-il vous parler franchement ? je vous disais que vous étiez plus belle qu'à l'ordinaire ; mais la vérité est que vous êtes très changée, et je voulais vous attendrir un peu pour un visage que vous abandonnez bien durement.

La Marquise
Il est vrai que je suis dans un terrible état.

Lisette
Il n'y a donc qu'à emporter la toilette ? La Brie, remettez cela où vous l'avez pris.

La Marquise
Je ne me pique plus ni d'agrément ni de beauté.

Lisette
Madame, la toilette s'en va, je vous en avertis.

La Marquise
Mais, Lisette, je suis donc bien épouvantable ?

Lisette
Extrêmement changée.

La Marquise
Voyons donc, car il faut bien que je me débarrasse de toi.

Lisette
Ah ! je respire, vous voilà sauvée : allons, courage, madame.
(On rapporte le miroir.)

La Marquise
Donne le miroir ; tu as raison, je suis bien abattue.

Lisette (lui donnant le miroir.)
Ne serait-ce pas un meurtre que de laisser dépérir ce teint-là, qui n'est que lis et que rose quand on en a soin ? Rangez-moi ces cheveux qui sont épars, et qui vous cachent les yeux : ah ! les fripons, comme ils ont encore l'œillade assassine ; ils m'auraient déjà brûlée si j'étais de leur compétence ; ils ne demandent qu'à faire du mal.

La Marquise (rendant le miroir.)
Tu rêves ; on ne peut pas les avoir plus battus.

Lisette
Oui, battus. Ce sont de bons hypocrites : que l'ennemi vienne, il verra beau jeu. Mais voici, je pense, un domestique de monsieur le Chevalier. C'est ce valet de campagne si naïf, qui vous a tant diverti il y a quelques jours.

La Marquise
Que me veut son maître ? Je ne vois personne.

Lisette
Il faut bien l'écouter.

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