ACTE PREMIER - Scène VII



(LA MARQUISE, LE CHEVALIER.)

Le Chevalier
Je vous demande pardon, madame, d'une visite, sans doute, importune ; surtout dans la situation où je sais que vous êtes.

La Marquise
Ah ! votre visite ne m'est point importune, je la reçois avec plaisir ; puis-je vous rendre quelque service ? De quoi s'agit-il ? Vous me paraissez bien triste.

Le Chevalier
Vous voyez, madame, un homme au désespoir, et qui va se confiner dans le fond de sa province, pour y finir une vie qui lui est à charge.

La Marquise
Que me dites-vous là ! Vous m'inquiétez ; que vous est-il donc arrivé ?

Le Chevalier
Le plus grand de tous les malheurs, le plus sensible, le plus irréparable : j'ai perdu Angélique, et je la perds pour jamais.

La Marquise
Comment donc ! Est-ce qu'elle est morte ?

Le Chevalier
C'est la même chose pour moi. Vous savez où elle s'était retirée depuis huit mois pour se soustraire au mariage où son père voulait la contraindre ; nous espérions tous deux que sa retraite fléchirait le père ; il a continué de la persécuter ; et lasse, apparemment, de ses persécutions, accoutumée à notre absence, désespérant, sans doute, de me voir jamais à elle, elle a cédé, renoncé au monde, et s'est liée par des nœuds qu'elle ne peut plus rompre : il y a deux mois que la chose est faite. Je la vis la veille, je lui parlai, je me désespérai, et ma désolation, mes prières, mon amour, tout m'a été inutile ; j'ai été témoin de mon malheur ; j'ai depuis toujours demeuré dans le lieu ; il a fallu m'en arracher, je n'en arrivai qu'avant-hier. Je me meurs, je voudrais mourir, et je ne sais pas comment je vis encore.

La Marquise
En vérité, il semble dans le monde que les afflictions ne soient faites que pour les honnêtes gens.

Le Chevalier
Je devrais retenir ma douleur, madame ; vous n'êtes que trop affligée vous-même.

La Marquise
Non, chevalier, ne vous gênez point ; votre douleur fait votre éloge, je la regarde comme une vertu ; j'aime à voir un cœur estimable, car cela est si rare, hélas ! Il n'y a plus de mœurs, plus de sentiment dans le monde ; moi, qui vous parle, on trouve étonnant que je pleure depuis six mois ; vous passerez aussi pour un homme extraordinaire, il n'y aura que moi qui vous plaindrai véritablement, et vous êtes le seul qui rendra justice à mes pleurs ; vous me ressemblez, vous êtes né sensible, je le vois bien.

Le Chevalier
Il est vrai, madame, que mes chagrins ne m'empêchent pas d'être touché des vôtres.

La Marquise
J'en suis persuadée ; mais venons au reste : que me voulez-vous ?

Le Chevalier
Je ne verrai plus Angélique ; elle me l'a défendu, et je veux lui obéir.

La Marquise
Voilà comment pense un honnête homme, par exemple.

Le Chevalier
Voici une lettre que je ne saurais lui faire tenir, et qu'elle ne recevrait point de ma part ; vous allez incessamment à votre campagne, qui est voisine du lieu où elle est ; faites-moi, je vous supplie, le plaisir de la lui donner vous-même. La lire est la seule grâce que je lui demande ; et si, à mon tour, madame, je pouvais jamais vous obliger…

La Marquise (l'interrompant.)
Eh ! qui est-ce qui en doute ? Dès que vous êtes capable d'une vraie tendresse, vous êtes né généreux, cela s'en va sans dire ; je sais à présent votre caractère comme le mien ; les bons cœurs se ressemblent, chevalier : mais la lettre n'est point cachetée.

Le Chevalier
Je ne sais ce que je fais dans le trouble où je suis : puisqu'elle ne l'est point, lisez-la, madame, vous en jugerez mieux combien je suis à plaindre ; nous causerons plus longtemps ensemble, et je sens que votre conversation me soulage.

La Marquise
Tenez, sans compliment, depuis six mois je n'ai eu de moment supportable que celui-ci ; et la raison de cela, c'est qu'on aime à soupirer avec ceux qui vous entendent : lisons la lettre.
(Elle lit.)
J'avais dessein de vous revoir encore, Angélique ; mais j'ai songé que je vous désobligerais, et je m'en abstiens ; après tout, qu'aurais-je été chercher ? Je ne saurais le dire ; tout ce que je sais, c'est que je vous ai perdue, que je voudrais vous parler pour redoubler la douleur de ma perte, pour m'en pénétrer jusqu'à mourir.
(Répétant les derniers mots, et s'interrompant.)
Pour m'en pénétrer jusqu'à mourir ! Mais cela est étonnant ; ce que vous dites là, chevalier, je l'ai pensé mot pour mot dans mon affliction ; peut-on se rencontrer jusque-là ! En vérité, vous me donnez bien de l'estime pour vous ! Achevons.
(Elle relit.)
Mais c'est fait, et je ne vous écris que pour vous demander pardon de ce qui m'échappa contre vous à notre dernière entrevue ; vous me quittiez pour jamais, Angélique, j'étais au désespoir ; et dans ce moment-là, je vous aimais trop pour vous rendre justice ; mes reproches vous coûtèrent des larmes, je ne voulais pas les voir, je voulais que vous fussiez coupable, et que vous crussiez l'être, et j'avoue que j'offensais la vertu même. Adieu, Angélique, ma tendresse ne finira qu'avec ma vie, et je renonce à tout engagement ; j'ai voulu que vous fussiez contente de mon cœur, afin que l'estime que vous aurez pour lui excuse la tendresse dont vous m'honorâtes.
(Après avoir lu, et rendant la lettre.)
Allez, chevalier, avec cette façon-là de sentir, vous n'êtes point à plaindre. Quelle lettre ! Autrefois le marquis m'en écrivit une à peu près de même, je croyais qu'il n'y avait que lui au monde qui en fût capable ; vous étiez son ami, et je ne m'en étonne pas.

Le Chevalier
Vous savez combien son amitié m'était chère.

La Marquise
Il ne la donnait qu'à ceux qui la méritaient.

Le Chevalier
Que cette amitié-là me serait d'un grand secours, s'il vivait encore !

La Marquise (pleurant.)
Sur ce pied-là, nous l'avons donc perdu tous deux.

Le Chevalier
Je crois que je ne lui survivrai pas longtemps.

La Marquise
Non, chevalier, vivez pour me donner la satisfaction de voir son ami le regretter avec moi ; à la place de son amitié, je vous donne la mienne.

Le Chevalier
Je vous la demande de tout mon cœur, elle sera ma ressource ; je prendrai la liberté de vous écrire, vous voudrez bien me répondre, et c'est une espérance consolante que j'emporte en partant.

La Marquise
En vérité, chevalier, je souhaiterais que vous restassiez ; il n'y a qu'avec vous que ma douleur se verrait libre.

Le Chevalier
Si je restais, je romprais avec tout le monde, et ne voudrais voir que vous.

La Marquise
Mais effectivement, faites-vous bien de partir ? Consultez-vous : il me semble qu'il vous sera plus doux d'être moins éloigné d'Angélique.

Le Chevalier
Il est vrai que je pourrais vous en parler quelquefois.

La Marquise
Oui ; je vous plaindrais, du moins, et vous me plaindriez aussi, cela rend la douleur plus supportable.

Le Chevalier
En vérité, je crois que vous avez raison.

La Marquise
Nous sommes voisins.

Le Chevalier
Nous demeurons comme dans la même maison, puisque le même jardin nous est commun.

La Marquise
Nous sommes affligés, nous pensons de même.

Le Chevalier
L'amitié nous sera d'un grand secours.

La Marquise
Nous n'avons que cette ressource-là dans les afflictions, vous en conviendrez. Aimez-vous la lecture ?

Le Chevalier
Beaucoup.

La Marquise
Cela vient encore fort bien ; j'ai pris depuis quinze jours un homme à qui j'ai donné le soin de ma bibliothèque. Je n'ai pas la vanité de devenir savante, mais je suis bien aise de m'occuper. Il me lit tous les jours quelque chose. Nos lectures sont sérieuses, raisonnables ; il y met un ordre qui m'instruit en m'amusant : voulez-vous être de la partie ?

Le Chevalier
Voilà qui est fini, madame, vous me déterminez ; c'est un bonheur pour moi que de vous avoir vue ; je me sens déjà plus tranquille. Allons, je ne partirai point ; j'ai des livres aussi en assez grande quantité, celui qui a soin des vôtres les mettra tout ensemble, et je vais appeler mon valet pour changer les ordres que je lui ai donnés. Que je vous ai d'obligation ! peut-être que vous me sauvez la raison, mon désespoir se calme. Vous avez dans l'esprit une douceur qui m'était nécessaire, et qui me gagne : vous avez renoncé à l'amour et moi aussi ; et votre amitié me tiendra lieu de tout, si vous êtes sensible à la mienne.

La Marquise
Sérieusement, je m'y crois presque obligée, pour vous dédommager de celle du marquis : allez, chevalier, faites vite vos affaires ; je vais, de mon côté, donner quelque ordre aussi ; nous nous reverrons tantôt. (À part.)
En vérité, ce garçon-là a un fond de probité qui me charme.

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