ACTE DEUXIÈME - Scène IX



(LE CHEVALIER, LA MARQUISE.)

La Marquise
Vous voilà brouillé avec Hortensius, chevalier ; de quoi vous avisez-vous aussi de médire de Sénèque ?

Le Chevalier
Sénèque et son défenseur ne m'inquiètent pas, pourvu que vous ne preniez pas leur parti, madame.

La Marquise
Ah ! je demeurerai neutre, si la querelle continue ; car je m'imagine que vous ne voudrez pas la recommencer : nos occupations vous ennuient, n'est-il pas vrai ?

Le Chevalier
Il faut être plus tranquille que je ne suis, pour réussir à s'amuser.

La Marquise
Ne vous gênez point, chevalier, vivons sans façon ; vous voulez peut-être être seul : adieu, je vous laisse.

Le Chevalier
Il n'y a plus de situation qui ne me soit à charge.

La Marquise
Je voudrais de tout mon cœur pouvoir vous calmer l'esprit.
(Elle part lentement.)

Le Chevalier (pendant qu'elle marche.)
Ah ! je m'attendais à plus de repos quand j'ai rompu mon voyage ; je ne ferai plus de projets, je vois bien que je rebute le monde.

La Marquise ( s'arrêtant au milieu du théâtre.)
Ce que je lui entends dire là me touche ; il ne serait pas généreux de le quitter dans cet état-là. (Elle revient.)
Non, chevalier, vous ne me rebutez point ; ne cédez point à votre douleur : tantôt vous partagiez mes chagrins, vous étiez sensible à la part que je prenais aux vôtres, pourquoi n'êtes-vous plus de même ? C'est cela qui me rebuterait, par exemple, car la véritable amitié veut qu'on fasse quelque chose pour elle, elle veut consoler.

Le Chevalier
Aussi aurait-elle bien du pouvoir sur moi : si je la trouvais, personne au monde n'y serait plus sensible ; j'ai le cœur fait pour elle ; mais où est-elle ? Je m'imaginais l'avoir trouvée, me voilà détrompé, et ce n'est pas sans qu'il en coûte à mon cœur.

La Marquise
Peut-on de reproche plus injuste que celui que vous me faites ! De quoi vous plaignez-vous, voyons ? d'une chose que vous avez rendue nécessaire ; une étourdie vient vous proposer ma main, vous y avez de la répugnance, à la bonne heure, ce n'est point là ce qui me choque ; un homme qui a aimé Angélique peut trouver les autres femmes bien inférieures, elle a dû vous rendre les yeux très difficiles ; et d'ailleurs tout ce qu'on appelle vanité là-dessus, je n'en suis plus.

Le Chevalier
Ah ! madame, je regrette Angélique, mais vous m'en auriez consolé, si vous aviez voulu.

La Marquise
Je n'en ai point de preuve ; car cette répugnance dont je ne me plains point, fallait-il la marquer ouvertement ? Représentez-vous cette action-là de sang-froid ; vous êtes galant homme, jugez-vous, où est l'amitié dont vous parlez ? Car, encore une fois, ce n'est pas de l'amour que je veux, vous le savez bien, mais l'amitié n'a-t-elle pas ses sentiments, ses délicatesses ? L'amour est bien tendre, chevalier ; eh bien, croyez qu'elle ménage avec encore plus de scrupule que lui les intérêts de ceux qu'elle unit ensemble. Voilà le portrait que je m'en suis toujours fait, voilà comme je la sens, et comme vous auriez dû la sentir : il me semble que l'on n'en peut rien rabattre, et vous n'en connaissez pas les devoirs comme moi : qu'il vienne quelqu'un me proposer votre main, par exemple, et je vous apprendrai comme on répond là-dessus.

Le Chevalier
Oh ! je suis sûr que vous y seriez plus embarrassé que moi ; car enfin, vous n'accepteriez point la proposition.

La Marquise
Nous n'y sommes pas, ce quelqu'un n'est pas venu, et ce n'est que pour vous dire combien je vous ménagerais : cependant vous vous plaignez.

Le Chevalier
Eh ! morbleu, madame, vous m'avez parlé de répugnance, et je ne saurais vous souffrir cette idée-là. Tenez, je trancherai tout d'un coup là-dessus : si je n'aimais pas Angélique, qu'il faut bien que j'oublie, vous n'auriez qu'une chose à craindre avec moi, qui est que mon amitié ne devînt amour, et raisonnablement il n'y aurait que cela à craindre non plus ; c'est là toute la répugnance que je me connais.

La Marquise
Ah ! pour cela, c'en serait trop ; il ne faut pas, chevalier, il ne faut pas.

Le Chevalier
Mais ce serait vous rendre justice ; d'ailleurs, d'où peut venir le refus dont vous m'accusez ? car enfin était-il naturel ? C'est que le comte vous aimait, c'est que vous le souffriez ; j'étais outré de voir cet amour venir traverser un attachement qui devait faire toute ma consolation ; mon amitié n'est point compatible avec cela, ce n'est point une amitié faite comme les autres.

La Marquise
Eh bien, voilà qui change tout, je ne me plains plus, je suis contente ; ce que vous me dites là, je l'éprouve, je le sens ; c'est là précisément l'amitié que je demande, la voilà, c'est la véritable ; elle est délicate, elle est jalouse, elle a droit de l'être ; mais que ne me parliez-vous ? Que n'êtes-vous venu me dire : Qu'est-ce que c'est que le comte ? Que fait-il chez vous ? Je vous aurais tiré d'inquiétude, et tout cela ne serait point arrivé.

Le Chevalier
Vous ne me verrez point faire d'inclination, à moi ; je n'y songe point avec vous.

La Marquise
Vraiment je vous le défends bien, ce ne sont pas là nos conditions ; je serais jalouse aussi, moi, jalouse comme nous l'entendons.

Le Chevalier
Vous, madame ?

La Marquise
Est-ce que je ne l'étais pas de cette façon-là tantôt ? votre réponse à Lisette n'avait-elle pas dû me choquer ?

Le Chevalier
Vous m'avez pourtant dit de cruelles choses.

La Marquise
Eh ! à qui en dit-on, si ce n'est aux gens qu'on aime, et qui semblent n'y pas répondre ?

Le Chevalier
Dois-je vous en croire ? Que vous me tranquillisez, ma chère marquise !

La Marquise
Écoutez, je n'avais pas moins besoin de cette explication-là que vous.

Le Chevalier
Que vous me charmez ! Que vous me donnez de joie ! (Il lui baise la main.)

La Marquise (riant.)
On le prendrait pour mon amant, de la manière dont il me remercie.

Le Chevalier
Ma foi, je défie un amant de vous aimer plus que je fais ; je n'aurais jamais cru que l'amitié allât si loin, cela est surprenant ; l'amour est moins vif.

La Marquise
Et cependant il n'y a rien de trop.

Le Chevalier
Non, il n'y a rien de trop ; mais il me reste une grâce à vous demander. Gardez-vous Hortensius ? Je crois qu'il est fâché de me voir ici, et je sais lire aussi bien que lui.

La Marquise
Eh bien, chevalier, il faut le renvoyer ; voilà toute la façon qu'il faut faire.

Le Chevalier
Et le comte, qu'en ferons-nous ? Il m'inquiète un peu.

La Marquise
On le congédiera aussi ; je veux que vous soyez content, je veux vous mettre en repos. Donnez-moi la main, je serais bien aise de me promener dans le jardin.

Le Chevalier
Allons, marquise.

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