ACTE DEUXIÈME - Scène VI



(Lisette arrive. Les acteurs précédents.)

Lisette
Je viens de donner vos ordres, madame : on dira là-bas que vous n'y êtes pas, et un moment après…

La Marquise
Cela suffit ; il s'agit d'autre chose à présent, approche. (À Lubin.)
Et toi, reste ici, je te prie.

Lisette
Qu'est-ce que c'est donc que cette cérémonie ?

Lubin (à Lisette, bas.)
Tu vas entendre parler de ma besogne.

La Marquise
Mon mariage avec le comte, quand le terminerez-vous, Lisette ?

Lisette (regardant Lubin.)
Tu es un étourdi.

Lubin
Écoute, écoute.

La Marquise
Répondez-moi donc, quand le terminerez-vous ? (Hortensius rit.)

Lisette (le contrefaisant.)
Eh, eh, eh ! Pourquoi me demandez-vous cela, madame ?

La Marquise
C'est que j'apprends que vous me marierez avec monsieur le comte, au défaut du chevalier, à qui vous m'avez proposée, et qui ne veut point de moi, malgré tout ce que vous avez pu lui dire avec son valet, qui vient m'exhorter à avoir de l'amour pour son maître, dans l'espérance que cela le touchera.

Lisette
J'admire le tour que prennent les choses les plus louables, quand un benêt les rapporte !

Lubin
Je crois qu'on parle de moi !

La Marquise
Vous admirez le tour que prennent les choses ?

Lisette
Ah ça, madame, n'allez-vous pas vous fâcher ? N'allez-vous pas croire que j'ai tort ?

La Marquise
Quoi ! vous portez la hardiesse jusque-là, Lisette ! Quoi ! prier le chevalier de me faire la grâce de m'aimer, et tout cela pour pouvoir épouser cet imbécile-là ?

Lubin
Attrape, attrape toujours.

La Marquise
Qu'est-ce que c'est donc que l'amour du comte ? Vous êtes donc la confidente des passions qu'on a pour moi, et que je ne connais point ? Et qu'est-ce qui pourrait se l'imaginer ? Je suis dans les pleurs, et l'on promet mon cœur et ma main à tout le monde, même à ceux qui n'en veulent point ! je suis rejetée, j'essuie des affronts, j'ai des amants qui espèrent, et je ne sais rien de tout cela ! Qu'une femme est à plaindre dans la situation où je suis ! Quelle perte j'ai fait ! Et comment me traite-t-on !

Lubin (à part.)
Voilà notre ménage renversé.

La Marquise (à Lisette.)
Allez, je vous croyais plus de zèle et plus de respect pour votre maîtresse.

Lisette
Fort bien, madame, vous parlez de zèle, et je suis payée du mien ; voilà ce que c'est que de s'attacher à ses maîtres, la reconnaissance n'est point faite pour eux ; si vous réussissez à les servir, ils en profitent ; et quand vous ne réussissez pas, ils vous traitent comme des misérables.

Lubin
Comme des imbéciles.

Hortensius (à Lisette.)
Il est vrai qu'il vaudrait mieux que cela ne fût point advenu.

La Marquise
Eh ! monsieur, mon veuvage est éternel ; en vérité, il n'y a point de femme au monde plus éloignée du mariage que moi, et j'ai perdu le seul homme qui pouvait me plaire ; mais, malgré tout cela, il y a de certaines aventures désagréables pour une femme. Le chevalier m'a refusée, par exemple, mon amour-propre ne lui en veut aucun mal ; il n'y a là-dedans, comme je vous l'ai déjà dit, que le ton, que la manière que je condamne : car, quand il m'aimerait, cela lui serait inutile ; mais enfin il m'a refusée, cela est constant, il peut se vanter de cela, il le fera peut-être ; qu'en arrive-t-il ? Cela jette un air de rebut sur une femme, les égards et l'attention qu'on a pour elle en diminuent, cela glace tous les esprits pour elle. Je ne parle point des cœurs, car je n'en ai que faire : mais on a besoin de considération dans la vie, elle dépend de l'opinion qu'on prend de vous ; c'est l'opinion qui nous donne tout, qui nous ôte tout, au point, qu'après tout ce qui m'arrive, si je voulais me remarier, je le suppose, à peine m'estimerait-on quelque chose, il ne serait plus flatteur de m'aimer ; le comte, s'il savait ce qui s'est passé, oui, le comte, je suis persuadée qu'il ne voudrait plus de moi.

Lubin (derrière.)
Je ne serais pas si dégoûté.

Lisette
Et moi, madame, je dis que le chevalier est un hypocrite ; car, si son refus est si sérieux, pourquoi n'a-t-il pas voulu servir monsieur le comte comme je l'en priais ? Pourquoi m'a-t-il refusée durement, d'un air inquiet et piqué ?

La Marquise
Qu'est-ce que c'est que d'un air piqué ? Quoi ? Que voulez-vous dire ? Est-ce qu'il était jaloux ? En voici d'une autre espèce.

Lisette
Oui, madame, je l'ai cru jaloux, voilà ce que c'est ; il en avait toute la mine. Monsieur s'informe comment le Comte est auprès de vous, comment vous le recevez ; on lui dit que vous souffrez ses visites, que vous ne le recevez point mal. Point mal ! dit-il avec dépit, ce n'est donc pas la peine que je m'en mêle ? Qui est-ce qui n'aurait pas cru là-dessus qu'il songeait à vous pour lui-même ? Voilà ce qui m'avait fait parler, moi : eh ! que sait-on ce qui se passe dans sa tête ? peut-être qu'il vous aime.

Lubin (derrière.)
Il en est bien capable.

La Marquise
Me voilà déroutée, je ne sais plus comment régler ma conduite ; car il y en a une à tenir là-dedans : j'ignore laquelle, et cela m'inquiète.

Hortensius
Si vous me le permettez, madame, je vous apprendrai un petit axiome qui vous sera, sur la chose, d'une merveilleuse instruction ; c'est que le jaloux veut avoir ce qu'il aime : or, étant manifeste que le chevalier vous refuse…

La Marquise
Il me refuse ! Vous avez des expressions bien grossières ; votre axiome ne sait ce qu'il dit ; il n'est pas encore sûr qu'il me refuse.

Lisette
Il s'en faut bien ; demandez au comte ce qu'il pense.

La Marquise
Comment, est-ce que le comte était présent ?

Lisette
Il n'y était plus ; je dis seulement qu'il croit que le chevalier est son rival.

La Marquise
Ce n'est pas assez qu'il le croie, ce n'est pas assez, il faut que cela soit ; il n'y a que cela qui puisse me venger de l'affront presque public que m'a fait sa réponse ; il n'y a que cela, j'ai besoin, pour réparation, que son discours n'ait été qu'un dépit amoureux : dépendre d'un dépit amoureux ! Cela n'est-il pas comique ? Assurément, ce n'est pas que je me soucie de ce qu'on appelle la gloire d'une femme, gloire sotte, ridicule, mais reçue, mais établie, qu'il faut soutenir, et qui nous pare ; les hommes pensent comme cela, il faut penser comme les hommes, ou ne pas vivre avec eux. Où en suis-je donc, si le chevalier n'est point jaloux ? L'est-il ? ne l'est-il point ? on n'en sait rien, c'est un peut-être ; mais cette gloire en souffre, toute sotte qu'elle est, et me voilà dans la triste nécessité d'être aimée d'un homme qui me déplaît ; le moyen de tenir à cela ? oh ! je n'en demeurerai pas là, je n'en demeurerai pas là. Qu'en dites-vous, monsieur ? il faut que la chose s'éclaircisse absolument.

Hortensius
Le mépris serait suffisant, madame.

La Marquise
Eh ! non, monsieur, vous me conseillez mal ; vous ne savez parler que de livres.

Lubin
Il y aura du bâton pour moi dans cette affaire-là.

Lisette (pleurant.)
Pour moi, madame, je ne sais pas où vous prenez toutes vos alarmes, on dirait que j'ai renversé le monde entier. On n'a jamais aimé une maîtresse autant que je vous aime ; je m'avise de tout, et puis il se trouve que j'ai fait tous les maux imaginables. Je ne saurais durer comme cela ; j'aime mieux me retirer, du moins je ne verrai point votre tristesse, et l'envie de vous en tirer ne me fera point faire d'impertinence.

La Marquise
Il ne s'agit pas de vos larmes ; je suis compromise, et vous ne savez pas jusqu'où cela va. Voilà le chevalier qui vient, restez ; j'ai intérêt d'avoir des témoins.

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