ACTE PREMIER - Scène première


(Le théâtre représente la salle à manger des Bichu. Le décor est à pans coupés. Portes, pan coupé de droite et de gauche. Salon dans le fond, que l'on aperçoit dans une glace sans tain. De chaque côté de la glace, baies communiquant avec le salon. (Salon et salle à manger illuminés.) Une grande table servie, au milieu de la scène. À droite, premier plan, une table recouverte d'un tapis vert. À gauche, premier plan, une cheminée. Au lever du rideau, tout le monde est à table. On est au dessert, au moment des toasts. La gaîté règne à la table du repas.)


(SABOULOT ALEXANDRIN, BICHU, MADAME BICHU, FINETTE, BERTHE, ALICE, INVITÉS, INVITÉES, FIRMIN)
(Madame Bichu occupe le milieu de la table avec Saboulot à sa droite, Finette à sa gauche, Bichu lui fait vis-à-vis, le dos tourné au public. À la droite de Saboulot, Alice qui est voisine d'Alexandrin. Berthe, de l'autre côté, est séparée de Finette par un invité ; de chaque côté de Bichu, dos au public, invités et invitées. Au lever du rideau, Alexandrin est debout à sa place, il est en train de porter un toast en vers… Il vient de terminer une période et tout le monde applaudit.)

TOUS
Bravo ! Bravo !

ALEXANDRIN(fort accent marseillais.)
Toi, chaste et belle enfant, apporte à ton époux Ta candeur virginale et ton amour jaloux. Et toi, l'époux, tu sais, plus de batifolage ! Adieu la courtisane avec le mariage ! Il en est temps encore, mais il faut y penser… À partir de la noce, on ne peut plus nocer.

TOUS
Bravo ! Bravo !

ALEXANDRIN(à madame Bichu.)
Et toi, sèche ta larme, ô ! mère de famille ! Ne vas-tu pas pleurer d'avoir casé ta fille ? Tu peux avoir gros cœur de la quitter sitôt, Mais le mal n'est pas grand et dis-toi : "Ça le vaut !"

TOUS(ahuris.)
Hein ?

ALEXANDRIN(reprenant rapidement.)
Ça le vaut, car le ciel, rien qu'en cette journée, Va de leurs deux destins faire une destinée, Aussi je n'ai qu'un vœu, quand je vois votre hymen ; Je vous dis : "Mes enfants, ah ! buvons au prochain."

TOUS
Ah ! charmant, bravo !

SABOULOT(se levant sans quitter sa place.)
Ah ! mon cher poète, merci ! C'est très gentil ça !… un peu lugubre, par exemple… Vous êtes un peu pressé de boire à notre prochain mariage… Mais à part ça, c'est très bien.

MADAME BICHU(minaudant.)
Et comme on voit tout de suite que c'est en vers !

SABOULOT
Comme Victor Hugo.

BICHU
Eh ! mon Dieu, qu'est-ce qu'il a fait de plus, Victor Hugo ?

SABOULOT
Il a eu la chance de s'appeler Victor Hugo, voilà tout.

ALEXANDRIN
Voilà tout.

SABOULOT
Et vous vous appelleriez Victor Hugo, que vous seriez un très grand homme…

ALEXANDRIN
Enfin, n'est-ce pas qu'il y a là dedans un certain souffle ? Vous n'avez pas senti mon souffle ?

SABOULOT
Oh ! vous savez, de ma place… Est-ce que vous avez remarqué, madame Bichu ?

MADAME BICHU
Je suis très enrhumée.

ALEXANDRIN
Eh ! non, je veux dire que j'y ai mis un certain accent.

SABOULOT
Ah ! parbleu ! si je l'ai remarqué… l'accent du midi.

ALEXANDRIN(à Finette. )
Et vous, mademoiselle Bichu,… non, future madame Saboulot ?

MADAME BICHU
Finette, on te parle… Ne mets pas ton coude sur la table.

FINETTE(brutale.)
Quoi ?

ALEXANDRIN
Ça vous a-t-il fait plaisir, ces vers que je vous dédie ?

FINETTE(même jeu.)
Moi, je ne sais pas !… Je n'ai pas écouté.

ALEXANDRIN(interloqué.)
Ah ! vous ne…

FINETTE
Non les vers, je trouve ça idiot, n'est-ce pas, Alice ?

ALICE
Oh ! oui !

TOUS
Ah !

MADAME BICHU(vivement.)
Finette… voilà une façon de répondre !

FINETTE
Tiens, c'est lui, qui demande…

MADAME BICHU
Qui lui ?

FINETTE
Eh ! bien… lui… Chose ! M. Alexandrin… Il me demande comment je trouve ses vers… Il n'a qu'à ne pas me le demander.

MADAME BICHU
En voilà une raison ! Quand un ami vous lit des vers qui vous ennuient, on doit dire : "Ah ! c'est charmant !" Tu as vu comment nous avons tous répondu ! Excusez-la, monsieur Alexandrin… Elle a encore la simplicité de l'innocence.

ALEXANDRIN
Mais, madame Bichu, je vous en prie.

BICHU
Elle sort à peine de la pension où elle a reçu une brillante éducation.

ALEXANDRIN
Ça se voit.

FINETTE
Je sors même de plusieurs pensions. Je n'ai jamais fait que ça, moi, sortir de pension. Dès que j'y entrais, c'était bâclé… Ah ! je suis un tempérament !

MADAME BICHU
Finette !

FINETTE
Il paraît que mon caractère est incompatible avec la discipline.

SABOULOT
Bigre !

MADAME BICHU
Finette, tu es insupportable, tu n'as pas besoin de dire ça au dîner du contrat.

BICHU(se levant.)
Tenez, si vous voulez bien, nous irons prendre le café dans le salon voisin. Monsieur ! monsieur ! … avez-vous servi le café ?

FIRMIN
On va le servir, monsieur. Je demande pardon à monsieur, si le service laisse un peu à désirer, mais j'avais commandé un maître d'hôtel d'extra, à la maison Bidoche, et il m'a fait faux bond ; alors !

BICHU
Mais comment donc monsieur, comment donc !…

SABOULOT
C'est votre domestique que vous appelez "monsieur" ?

BICHU
Oui, je lui dois des égards… Il donne un vernis littéraire à ma maison… C'est un ancien prix d'honneur de Charlemagne.

SABOULOT(se levant et allant serrer les mains à Firmin.)
Lui, allons donc ?… Mes compliments, mon cher.

FIRMIN
Qu'est-ce qu'il y a ?

SABOULOT
Prix d'honneur de Charlemagne, vous sortez de Charlemagne ? Moi aussi ! Ah ! que c'est cocasse ! Un copain ! En quelle année y étais-tu ?

FIRMIN
En 59 et 60 !

SABOULOT
Mais moi aussi, l'année où Choquart… Tu as connu Choquart ?

FIRMIN
Parbleu !

SABOULOT(aux convives. )
Il a connu Choquart, mes amis.

TOUS
Il a connu Choquart !

SABOULOT(à Firmin. )
L'année où Choquart s'est fait flanquer à la porte pour avoir introduit des petites dames dans le dortoir… Ah ! quelle nuit, hein ?

FIRMIN
Ah ! hein ! tu y étais ?… Euh ! tu permets que je te tutoie ?

SABOULOT
Va donc, et qu'est-ce qu'il est devenu, Choquart ?

FIRMIN
Il a fait son affaire ; il est agent des mœurs.

SABOULOT
Ah ! ce bon… Comment t'appelles-tu déjà ? Je te reconnais bien, mais c'est ton nom…

FIRMIN
Firmin Badol.

SABOULOT
Comment, c'est toi Firmin Badol ? Oh ! bien, je ne t'aurais jamais reconnu. C'est Firmin Badol, je le reconnais très bien, ce crétin-là ; il avait tous les prix. (Le monde peu à peu quitte la table, les domestiques commencent à desservir.)

FINETTE
V'là ses camarades à mon futur époux ! Dites donc, puisque c'est un de vos amis, présentez-moi.

SABOULOT
Non, laissez donc… Vous savez, un ancien camarade, ça me rajeunit.

FINETTE
Oh ! alors continuez ! (Elle remonte vers Alice et Berthe.)

FIRMIN
Non, mais c'est drôle, je ne me rappelle pas du tout avoir connu de Saboulot.

SABOULOT
Comment, tu ne te rappelles pas mon nom ! Oh ! que c'est drôle ! Après ça, c'est peut-être parce que je m'appelais Briguet dans ce temps-là, c'était le nom de maman, je l'ai porté jusqu'à ma majorité. Après çà, maman m'a donné celui de mon parrain.

FIRMIN
Ah ! Briguet, parfaitement ! Briguet qu'on avait surnommé l'huître parce que tu bâillais au soleil.

SABOULOT
Voilà. Eh bien, moi, tu vois, je me suis voué à l'enseignement. J'étais professeur de physique et de chimie au lycée de Lorient, mais à l'occasion de mon mariage, le ministre vient de me faire nommer à Marmontel, ce nouveau lycée de jeunes filles qu'on vient de construire. C'est un poste de confiance. Tu comprends, on ne peut pas livrer comme ça des jeunes filles. Il fallait un homme incapable…

FIRMIN
Alors on t'a nommé !

SABOULOT
Comme incapable de toute idée de libertinage. Voilà !… Ah ! ce bon Badol ! ça me fait plaisir de te revoir. Et. maintenant que j'ai suffisamment sacrifié aux souvenirs du collège, reprenons nos rangs respectifs. Firmin, voulez-vous me faire le plaisir d'aller servir le café.

FIRMIN(ahuri revenant à son rôle. )
Ah ?… Bien, monsieur.

BICHU
Allons, la main aux dames.

SABOULOT(offrant son bras à Finette. )
Venez-vous, ma chère fiancée ?

FINETTE
Si je veux venir ? J'irai bien toute seule.

SABOULOT
Parfaitement. Elle est gentille, ma fiancée, mais elle est bigrement mal élevée. (Tout le monde gagne le salon du fond, sauf Finette et madame Bichu.)

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