Acte II - Scène première


(Une salle d'études du collège Marmontel. Le fond vitré donne sur la cour de récréations. Dans le fond à droite, entrée donnant sur la cour. À gauche de la porte, un rang de pupitres pour les élèves. Ces pupitres sont praticables et adhèrent les uns aux autres. À droite, premier plan, la chaire du maître d'études. À gauche, second plan, porte donnant sur les "Arrêts". À gauche, premier plan, trois rangs de pupitres.)


(DU TRÉTEAU ALICE, BERTHE, AGATHE, GABRIELLE, CLARISSE, EMILIE, SOPHIE, ROSE)
(Au lever du rideau, les élèves sont à leurs pupitres ; du Tréteau, à sa chaire, somnole.)

CHŒUR
Entendez-vous ce bruit de ron, de ron, de ronflement ? C'est notre pion, sans plus d'histoire C'est notre pion, sans plus d'histoire Qui part pour la gloire. Il est certain qu'en ce moment, Notre pion pionce, pionce, pionce joliment. ( Ronflements.)

ALICE
Chut ! taisons-nous, faisons silence, Et respectons sa somnolence. Parlons plus bas, parlons moins fort, N'éveillons pas le pion qui dort.

CHŒUR
Car on entend un bruit de ron, de ron, de ronflement. C'est notre pion, sans plus d'histoire . Qui part pour la gloire. Oui, c'est certain, pour le moment, Notre pion pionce, pionce, pionce joliment.

GABRIELLE(apprenant sa leçon ; la tête dans ses mains.)
Pluton, troisième fils de Saturne et d'Ops, régnait dans les enfers avec Proserpine.

ALICE(jouant avec Berthe à pair ou impair. )
Pair !

BERTHE
Cinq billes ! tu as perdu.

ALICE
Toujours ! j'ai la guigne ! Ah ! si je n'ai pas de veine en amour !

GABRIELLE
Pluton, troisième fils de Saturne et d'Ops, régnait dans les enfers avec Proserpine. (Clarisse tourne tranquillement la page du Gil-Blas.)

ROSE
Dis donc, Clarisse, tu me prêteras le journal quand tu auras fini.

SOPHIE(impérieuse.)
Non, tu me le donneras, à moi.

ROSE
Mais je l'ai retenu avant toi.

SOPHIE
Qu'est-ce que ça me fait à moi ?

ROSE
Enfin, dis Clarisse ?

CLARISSE
Ah ! bien, tu sais, si Sophie le demande.

SOPHIE
Là !

ROSE(vexée.)
Naturellement, c'est Sophie l'intombable, c'est tout dire, tu as peur de recevoir une raclée.

SOPHIE(se retournant brusquement vers Rose.)
Ah ! et puis, tu sais, si tu n'es pas contente, je suis ton homme.

ROSE(maugréant.)
Oui, c'est bon, c'est bon.

ALICE(jouant.)
Impair !

BERTHE
Trois ! tu as perdu.

ALICE
Mais non, voyons "trois," j'ai dit impair.

BERTHE
Oui, mais il y en a une qui est en agathe, ça compte pour deux !

ALICE
Ah ! bien, non, par exemple.

BERTHE
Tiens, tu ne voudrais pas !

GABRIELLE
Pluton, troisième fils de Saturne et d'Ops…

ALICE(à Gabrielle.)
Ah ! elle est assommante avec son troisième fils de Saturne ! Ne travaille donc pas comme ça, tu nous déranges.

CLARISSE(lisant le journal.)
Oh ! dis donc Sophie ! tu ne sais pas ! Le prince Stephano qui a lâché Emilie Colmar.

SOPHIE
Oui, allons donc !

CLARISSE
Il l'a pincée avec le ténor Figeac.

EMILIE(sursautant.)
Figeac !

SOPHIE
Ne dis pas ça, tu fais de la peine à Emilie.

EMILIE
Oh ! que c'est bête ce que tu dis là ! Je lui ai écrit une fois, il ne m'a pas répondu ! Ça été fini.

ALICE
Non, je ne joue plus avec toi, tu triches !

AGATHE(fait claquer ses doigts. )
M'sieur ! m'sieur !

SOPHIE
Tais-toi donc, tu vas réveiller le pion !

SOPHIE(à Alice et Berthe.)
Moi, à votre place, je lui demanderais des comptes de sa fatigue.

ALICE
Est-ce que ça nous regarde ?

ROSE
Oh ! avec ça qu'on ne voit pas qu'il n'a d'œil que pour vous… et vous de votre côté !

BERTHE
Quoi, de votre côté ?

SOPHIE
Ça c'est vrai, par exemple…

DU TRÉTEAU(se réveillant en sursaut.)
Baccara ! Oh ! que je suis bête ! je rêvais que j'étais encore au cercle. Est-ce assez stupide… de m'être fait décaver comme ça de vingt-cinq louis ! Ah ! la dame de pique d'un côté ! la dame de cœur de l'autre ! je ne tiens plus debout. Eh bien ! voilà, tout cela n'arriverait pas si on avait voulu m'accorder ici la surveillance des dortoirs.

AGATHE(faisant claquer ses doigts.)
M'sieur !

DU TRÉTEAU
Quoi ? Oui, allez ! Ah ! oui, la dame de cœur. Celle d'hier, surtout avant le cercle… la petite du Jardin de Paris. Très chic ! Elle sera contente des vers que je viens de lui faire. Si je vous disais pourtant que je vous aime, Qui sait brune aux yeux bleus… Quand je dis faire ! c'est du Musset. J'ai préféré copier, parce que c'est toujours mieux fait. Et puis moi, ça m'a toujours réussi de copier, c'est même comme ça que j'ai passé mon baccalauréat. Mademoiselle Sophie, travaillez donc, vous êtes là… la tête en l'air.

SOPHIE(avec élan.)
Monsieur, je vous regarde.

DU TRÉTEAU
Ah ! très bien, continuez !… . C'est curieux comme toutes les femmes se laissent prendre aux vers. Au fait, si, en post-scriptum, je lui demandais sa photographie. Sois gentille, belle chérie… Envoie-moi ta photographie… Tiens ! c'est encore en vers… et ils sont de moi, ceux-là. Photographie… Comment ça s'écrit photographie, pho-to-gra-phie combien d'h. Qui est-ce qui sait comment s'écrit photographie ?

ALICE(épelant.)
P-h-o-t-h-o.

DU TRÉTEAU
T-h-o… c'est très bien, je voulais voir si vous le saviez. Voilà ! autant que possible il ne faut pas faire de fautes d'orthographe quand on écrit aux femmes ! elles conservent toutes les lettres. Ah ! nous allons un peu réciter les leçons. Mademoiselle Alice ! Elle est très gentille, la petite Alice !

ALICE(se levant sans quitter sa place.)
Monsieur ?

DU TRÉTEAU(lui tapotant sur les joues. )
Voulez-vous me réciter votre leçon, mon enfant ?

ALICE
Oui, monsieur (Elle récite. )
Le vieillard et les trois jeunes hommes. Un octogénaire plantait. Passe encore de bâtir, Mais planter à cet âge…

DU TRÉTEAU(l'arrêtant. )
C'est très bien ! Ça suffit, vous savez ! et comme je suis content de vous, je vais vous embrasser. (Il l'embrasse.)

PLUSIEURS ÉLÈVES
M'sieur ! m'sieur ! moi je sais aussi ! je sais aussi !

DU TRÉTEAU
Bon ! bon ! tout à l'heure !… Mademoiselle Berthe. Elle est très gentille, la petite Berthe. Votre leçon.

BERTHE
Je ne la sais pas.

DU TRÉTEAU(sévère.)
Vous ne la savez pas ! c'est très mal. Et moi qui pour vous encourager vous avais donné un baiser hier ! vous ne le méritez pas, rendez-le moi tout de suite ! (Il tend la joue.)

BERTHE
Voilà, monsieur. (Elle l'embrasse.)

DU TRÉTEAU
C'est très bien. Eh ! bien, voilà, c'est un système à moi, ça ! On ne mène pas les jeunes filles comme les garçons, voyez-vous. Je suis le pion des demoiselles, Je suis galant, ferme à la fois, Jamais de peines corporelles, Grâce et douceur, voilà mes lois. À la fillette que j'embrasse, Je prouve que je suis content ; Et lorsque l'on tombe en disgrâce, C'est un baiser que l'on me rend. Voilà comme on les rend gentilles, Que c'est charmant ! Que c'est donc bon D'être pion, Dans un Lycé' de jeunes filles ! Il faut avant tout être artiste, Point terre à terre ni bourgeois, Pour saisir le charme, il existe ! - De gouverner ces frais minois, C'est un poste de confiance, Tentant comme un fruit défendu ! Ne mords point, pas de défaillance Malheureux, ou tout est perdu ! Tu ne mords pas, mais tu grapilles, Que c'est charmant ! Que c'est donc bon D'être pion, Dans un Lycé' de jeunes filles.

ROSE
Qu'est-ce qu'il a donc le pion, à parler comme ça tout seul ?

EMILIE
Il a peut-être des peines de cœur ?

DU TRÉTEAU
Mademoiselle Sophie, qu'est-ce que vous avez donc à plonger dans votre pupitre ? Montrez un peu la cuisine que vous faites là-dedans.

SOPHIE
Mais, m'sieur…

DU TRÉTEAU(ouvrant le pupitre et en retirant une petite casserole. )
Du chocolat ! Vous faites du chocolat ! C'est comme ça que vous vous préparez au baccalauréat ! … Vous ne rougissez pas de votre gourmandise. Tiens, il est bon, où l'achetez-vous ?

SOPHIE
Je ne l'achète pas, m'sieur, je le chipe à maman.

DU TRÉTEAU
Bien, ceci dénote une nature économe ! C'est égal, je devrais vous punir ! Vous êtes gourmande. C'est un défaut, mais votre chocolat est bon, c'est une qualité, et comme les qualités font passer les défauts, je ne vous dirai rien pour cette fois, mais ne recommencez pas.

SOPHIE(avec dépit. )
Naturellement ! Jamais vous ne me punissez ni ne me récompensez.

DU TRÉTEAU
Hein !… oui, c'est vrai !… Ça ne me dit rien ! Mesdemoiselles, c'est l'heure de l'exercice, allez chercher vos fusils en silence !

TOUTES
Ah ! (Les élèves sortent toutes par la porte de droite.)

DU TRÉTEAU
Et moi, je suis libre. Pendant que le sergent instructeur va les faire trimer, moi je vais pousser jusque chez Fernande, ou Anita ; je ne les trouverai peut-être pas ; j'irai chez Emilie ; tout ça c'est voisin. Pour mes fredaines, je centralise ; je prends une rue, c'est plus commode. À droite, alignement ! Trois, quatre, cinq, sortez, numéro 7 rentrez ! oui… vous ! vous dépassez l'alignement, faites-moi disparaître tout ce qui dépasse.

SOPHIE
Tiens, je ne peux pas ! C'est pas ma faute.

DU TRÉTEAU
Allons, ça suffit. Vous avez toujours de bonnes excuses à faire valoir.

SOPHIE
J'aimerais mieux en avoir moins !

DU TRÉTEAU
Fixe !…

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