Acte III - Scène VI



(BOUVARD SABOULOT, DU TRÉTEAU, LA FOULE, UNE COCOTTE ASSISE AU CAFÉ, UN GARÇON)

SABOULOT(à Bouvard.)
Pardon, monsieur.

BOUVARD
Saboulot ! Lui ! Ça n'est pas moi !

SABOULOT
Qu'est-ce qu'il raconte ? Je voulais vous demander si vous n'auriez pas vu une dame voilée qui eût l'air de chercher un jeune homme.

BOUVARD
même jeu. Non, j'ai pas vu ! j'ai pas vu !

SABOULOT
Figurez-vous… Vous souffrez des dents, je connais ça. Figurez-vous que c'est bien drôle.

BOUVARD
même jeu. Parfaitement, mais ça n'est pas moi que ça regarde. Pour les choses drôles, adressez-vous ailleurs. Tenez, le monsieur là-bas, qui est tout seul. Oh ! je saurai bien la dissuader.

SABOULOT
Ah ! c'est lui qui est chargé ? Je vous demande pardon. Il y a un monsieur spécialement ! Comme c'est monté, ce Jardin de Paris !… Bonjour, monsieur… Ne vous dérangez pas. Il paraît que c'est vous que ça regarde. Eh bien ! voilà !… Figurez-vous que je reçois un billet ainsi conçu : "Venez ce soir au Jardin de Paris, vous ne perdrez pas votre soirée. Signé : une dame voilée."

DU TRÉTEAU
Mais, monsieur, qu'est-ce que vous voulez que ça me fasse ?

SABOULOT
Non, mais laissez donc !… Garçon, une chartreuse.

LE GARÇON
Voilà, monsieur.

DU TRÉTEAU
Ah ! mais, il m'ennuie, ce toqué !… (Il emporte sa consommation à l'intérieur du café.)

SABOULOT
Pas aimable ! le monsieur aux choses drôles.

LA COCOTTE (, à Saboulot.)
Vous permettez que je mette mes soucoupes sur votre table ?

SABOULOT
Comment donc ! madame, s'il ne faut que ça pour vous être agréable.

LA COCOTTE
Vous êtes bien aimable !

SABOULOT
à part. Je me demande en quoi ces soucoupes la gênaient devant elle

LA COCOTTE
Garçon !… Monsieur a mes soucoupes.

SABOULOT
Parfaitement ! les voilà ! Est-ce qu'elle a peur que je les mette dans ma poche ? Dites-moi donc, garçon, pourquoi tout ce monde ?

LE GARÇON
C'est pour entendre la débutante qui va chanter dans un instant !

SABOULOT
Ah !

ANITA(revenant ainsi qu'Eglantine au bras de Carlin.)
Tiens ! notre place est prise !

CARLIN
Pas de chance ! Tiens ! M. Saboulot.

SABOULOT
Ah ! le notaire !… Monsieur Griffon.

CARLIN
Non, Carlin !

SABOULOT
Carlin, c'est juste. Ah ! je suis heureux de vous rencontrer pour vous faire mes excuses pour l'inqualifiable méprise du contrat. Mais prenez donc place à ma table. Mesdames !… Garçon !

ANITA
Oh ! je n'ai pas soif.

SABOULOT
Du feu !

ANITA
Et nous, du champagne.

SABOULOT(il allume son cigare.)
Hum ! v'la ce que je craignais !

BOUVARD
J'ai eu beau faire… elle ne veut rien écouter… Elle va chanter… Oh ! mes jambes flageollent.

CHŒUR DE LA FOULE DES VOIX
Eh ! bien, voyons la débutante ! - Vous connaissez la débutante ? - La débutante, elle est charmante. - Nous allons voir la débutante. - Comment est-ell' la débutante ? - Vient-ell' bientôt, la débutante ? - Eh ! bien voyons la débutante ! - Ça, le public s'impatiente. - Débutante ! Débutante ! - Débutante ! Débutante !

FINETTE
(paraissant sur l'estrade et chantant.)
Eh ! La voilà, la débutante. Saboulot est là, tout va bien ! À votre disposition ! Chantant. Messieurs, mesdames, je vous chante "Le conseil de révision." (LA CHANSON DU CONSEIL DE REVISION.)
Victime d'une étrange erreur, Quand Toinon naquit à la vie, Comme un garçon, par un malheur, On l'inscrivit à la mairie, Mais, amère dérision, Aujourd'hui qu'elle est grande et belle, V'là qu'au conseil de révision, Comme un garçon, crac, on l'appelle Cré nom de nom, nom d'un pompon, Quoi, devant ces hommes de guerre Faudra montrer… si l'on est bon Pour le service militaire… Cré nom de nom !

SABOULOT
Oh ! que c'est curieux ! cette voix !

FINETTE
Saboulot ne me voit pas ! attends un peu. (Elle descend de l'estrade et gagne le milieu de la scène.)
La voilà donc devant l'conseil : Et v'lan ! chacun qui s'déshabille, Les v'la tous dans un appareil Qui f'rait loucher une honnête fille ! Ah ! m'sieur, dit-elle au commandant, Mais je suis une demoiselle ! Taratata ! beau garnement, Nous connaissons cette ficelle. Cré nom de nom, nom d'un pompon, Firent tous ces hommes de guerre, Nous verrons bien… si vous êtes bon Pour le service militaire… Cré nom de nom ! Force fut à la pauvre enfant, Toute rouge, et toute penaude, De prouver péremptoirement, Qu'elle n'avait pas fait fraude, Quand on vit, nouvelle Phryné, La belle fillette apparaître D'vant c't aréopage étonné, Jugez ce que cela dut être. Cré nom de nom, nom d'un pompon, Firent tous ces hommes de guerre, Cré nom de nom… j'crois bien qu'c'est bon, Pour le service militaire. Cré nom de nom ! (Bis en chœur.)

TOUS
Bravo, bravo !… (On lui lance des bouquets.)

SABOULOT (SE LEVANT.)
Oh ! j'en aurai le cœur net ! (Il s'approche de Finette.)

FINETTE
Bonjour, monsieur Saboulot !… ( Elle lui fait une révérence moqueuse.)

SABOULOT
C'est elle !

CARLIN(qui a les deux femmes à son bras.)
Hein ! qu'est-ce que je disais ?

SABOULOT(voyant Bouvard qui a ramassé tous les bouquets et s'est élancé à sa suite.)
Et ce scélérat d'Apollon Bouvard avec elle !

CARLIN
Hein !… Apollon Bouvard ! C'est Apollon Bouvard, vous dites ?… Tenez, prenez donc le bras de ces dames. ( Il lui passe les deux femmes, et s'élance à la suite de Bouvard.)

SABOULOT
Hein ! quoi ?… Oh ! merci !… Je suis bien disposé !… Tenez, allez donc faire faire un tour à ces dames.

DU TRÉTEAU
Hein !… Anita, Eglantine, allons faire un tour ! En voilà un toqué !

SABOULOT(très agité.)
Elle !… c'est elle !… Elle en est arrivée à chanter sur des tréteaux… de café-concert !… Oh ! ce dernier coup comble la mesure !… C'est fini ! j'y renonce. Elle s'est assez moquée de moi !… Qu'elle épouse son Bouvard, si elle le veut.

LE GARÇON
Monsieur, vous oubliez les consommations !

SABOULOT
C'est juste ! Combien ?

LE GARÇON
Vingt francs cinquante centimes.

SABOULOT
Comment vingt francs cinquante centimes ?

LE GARÇON
Oui ! une champagne : quinze… une chartreuse, seize, quatre soucoupes, dix-neuf francs cinquante centimes.

SABOULOT
Comment, quatre soucoupes ! Mais je ne les prends pas ! C'est la dame qui était là qui les a mises sur ma table.

LE GARÇON
Oui ! pour que vous lui offriez les consommations.

SABOULOT
Ah ! bien ! elle est forte !… alors, il faut que… Non, c'est d'une indiscrétion ! Et puis, en tout cas, ça fait dix-neuf francs cinquante.

LE GARÇON
Et votre cigare, un franc.

SABOULOT
Mais il est à moi, ce cigare !

LE GARÇON
Ah ! pardon !… alors ce n'est pas cinquante centimes… vingt francs, monsieur. C'est vingt francs seulement.

SABOULOT
Eh bien ! je la retiens votre maison !… Vous dites vingt francs ? Tenez, voilà un louis, gardez le reste pour vous.

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