ACTE III - SCÈNE V



Le Chevalier, Lélio.

LÉLIO
Eh bien, Monsieur le duelliste, qui se battra sans blesser
les ordonnances, je vous crois, mais qu'avez-vous à
répondre ?

LE CHEVALIER
Rien ; il ne ment pas d'un mot.

LÉLIO
Vous voilà bien déconcertée, ma mie.

LE CHEVALIER
Moi, déconcertée ! Pas un petit brin, grâces au ciel ; je
suis une femme, et je soutiendrai mon caractère.

LÉLIO
Ah, ha ! Il s'agit de savoir à qui vous en voulez ici.

LE CHEVALIER
Avouez que j'ai du guignon. J'avais bien conduit tout cela
; rendez-moi justice ; je vous ai fait peur avec mon
minois de coquette ; c'est le plus plaisant.

LÉLIO
Venons au fait ; j'ai eu l'imprudence de vous ouvrir mon
coeur.

LE CHEVALIER
Qu'importe ? Je n'ai rien vu dedans qui me fasse envie.

LÉLIO
Vous savez mes projets.

LE CHEVALIER
Qui n'avaient pas besoin d'un confident comme moi ;
n'est-il pas vrai ?

LÉLIO
Je l'avoue.

LE CHEVALIER
Ils sont pourtant beaux ! J'aime surtout cet ermitage et
cette laideur immanquable dont vous gratifierez votre
épouse quinze jours après votre mariage ; il n'y a rien de
tel.

LÉLIO
Votre mémoire est fidèle ; mais passons. Qui êtes-vous ?

LE CHEVALIER
Je suis fille, assez jolie, comme vous voyez, et dont les
agréments seront de quelque durée, si je trouve un mari
qui me sauve le désert et le terme des quinze jours ; voilà
ce que je suis, et, par-dessus le marché, presque aussi
méchante que vous.

LÉLIO
Oh ! Pour celui-là, je vous le cède.

LE CHEVALIER
Vous avez tort ; vous méconnaissez vos forces.

LÉLIO
Qu'êtes-vous venue faire ici ?

LE CHEVALIER
Tirer votre portrait, afin de le porter à certaine dame qui
l'attend pour savoir ce qu'elle fera de l'original.

LÉLIO
Belle mission !

LE CHEVALIER
Pas trop laide. Par cette mission-là, c'est une tendre
brebis qui échappe au loup, et douze mille livres de rente
de sauvées, qui prendront parti ailleurs ; petites,
bagatelles qui valaient bien la peine d'un déguisement.

LÉLIO (intrigué)
Qu'est-ce que c'est que tout cela signifie ?

LE CHEVALIER
Je m'explique : la brebis, c'est ma maîtresse ; les douze
mille livres de rente, c'est son bien, qui produit ce calcul
si raisonnable de tantôt ; et le loup qui eût dévoré tout
cela, c'est vous, Monsieur.

LÉLIO
Ah ! Je suis perdu.

LE CHEVALIER
Non ; vous manquez votre proie ; voilà tout ; il est vrai
qu'elle était assez bonne ; mais aussi pourquoi êtes-vous
loup ? Ce n'est pas ma faute. On a su que vous étiez à
Paris incognito ; on s'est défié de votre conduite.
Là-dessus on vous suit, on sait que vous êtes au bal ; j'ai
de l'esprit et de la malice, on m'y envoie ; on m'équipe
comme vous me voyez, pour me mettre à portée de vous
connaître ; j'arrive, je fais ma charge, je deviens votre
ami, je vous connais, je trouve que vous ne valez rien ;
j'en rendrai compte ; il n'y a pas un mot à redire.

LÉLIO
Vous êtes donc la femme de chambre de la demoiselle en
question ?

LE CHEVALIER
Et votre très humble servante.

LÉLIO
Il faut avouer que je suis bien malheureux !

LE CHEVALIER
Et moi bien adroite ! Mais, dites-moi, vous repentez-vous
du mal que vous vouliez faire, ou de celui que vous
n'avez pas fait ?

LÉLIO
Laissons cela. Pourquoi votre malice m'a-t-elle encore
ôté le coeur de la Comtesse ? Pourquoi consentir à jouer
auprès d'elle le personnage que vous y faites ?

LE CHEVALIER
Pour d'excellentes raisons. Vous cherchiez à gagner dix
mille écus avec elle, n'est-ce pas ? Pour cet effet, vous
réclamiez mon industrie ; et quand j'aurais conduit
l'affaire près de sa fin, avant de terminer je comptais de
vous rançonner un peu, et d'avoir ma part au pillage ; ou
bien de tirer finement le dédit d'entre vos mains, sous
prétexte de le voir, pour vous le revendre une centaine de
pistoles payées comptant, ou en billets payables au
porteur, sans quoi j'aurais menacé de vous perdre auprès
des douze mille livres de rente, et de réduire votre calcul
à zéro. Oh mon projet était fort bien entendu ; moi payée,
crac, je décampais avec mon petit gain, et le portrait qui
m'aurait encore valu quelque petit revenant-bon auprès de
ma maîtresse ; tout cela joint à mes petites économies,
tant sur mon voyage que sur mes gages, je devenais, avec
mes agréments, un petit parti d'assez bonne défaite sauf
le loup. J'ai manqué mon coup, j'en suis bien fâchée ;
cependant vous me faites pitié, vous.

LÉLIO
Ah ! Si tu voulais…

LE CHEVALIER
Vous vient-il quelque idée ? Cherchez.

LÉLIO
Tu gagnerais encore plus que tu n'espérais.

LE CHEVALIER
Tenez, je ne fais point l'hypocrite ici ; je ne suis pas, non
plus que vous, à un tour de fourberie près. Je vous ouvre
aussi mon coeur ; je ne crains pas de scandaliser le vôtre,
et nous ne nous soucierons pas de nous estimer ; ce n'est
pas la peine entre gens de notre caractère ; pour
conclusion, faites ma fortune, et je dirai que vous êtes un
honnête homme ; mais convenons de prix pour l'honneur
que je vous fournirai ; il vous en faut beaucoup.

LÉLIO
Eh ! Demande-moi ce qu'il te plaira, je te l'accorde.

LE CHEVALIER
Motus au moins ! Gardez-moi un secret éternel. Je veux
deux mille écus, je n'en rabattrai pas un sou ; moyennant
quoi, je vous laisse ma maîtresse, et j'achève avec la
Comtesse. Si nous nous accommodons, dès ce soir j'écris
une lettre à Paris, que vous dicterez vous-même ; vous
vous y ferez tout aussi beau qu'il vous plaira, je vous
mettrai à même. Quand le mariage sera fait, devenez ce
que vous pourrez, je serai nantie, et vous aussi ; les autres
prendront patience.

LÉLIO
Je te donne les deux mille écus, avec mon amitié.

LE CHEVALIER
Oh ! Pour cette nippe-là, je vous la troquerai contre
cinquante pistoles, si vous voulez.

LÉLIO
Contre cent, ma chère fille.

LE CHEVALIER
C'est encore mieux ; j'avoue même qu'elle ne les vaut
pas.

LÉLIO
Allons, ce soir nous écrirons.

LE CHEVALIER
Oui. Mais mon argent, quand me le donnerez-vous ?

LÉLIO (tirant une bague)
Voici une bague pour les cent pistoles du troc, d'abord.

LE CHEVALIER
Bon ! Venons aux deux mille écus.

LÉLIO
Je te ferai mon billet tantôt.

LE CHEVALIER
Oui, tantôt ! Madame la Comtesse va venir, et je ne veux
point finir avec elle que je n'aie toutes mes sûretés.
Mettez-moi le dédit en main ; je vous le rendrai tantôt
pour votre billet.

LÉLIO (le tirant)
Tiens, le voilà.

LE CHEVALIER
Ne me trahissez jamais.

LÉLIO
Tu es folle.

LE CHEVALIER
Voici la Comtesse. Quand j'aurai été quelque temps avec
elle, revenez en colère la presser de décider hautement
entre vous et moi ; et allez-vous-en, de peur qu'elle ne
nous voie ensemble.
(Lélio sort.)

Autres textes de Marivaux

La Surprise de l'Amour

(PIERRE, JACQUELINE.)PIERRETiens, Jacquelaine, t'as une himeur qui me fâche. Pargué ! encore faut-il dire queuque parole d'amiquié aux gens.JACQUELINEMais qu'est-ce qu'il te faut donc ? Tu me veux pour ta...

La Seconde Surprise de l'amour

(LA MARQUISE, LISETTE.)(La Marquise entre tristement sur la scène ; Lisette la suit sans qu'elle le sache.)La Marquise (s'arrêtant et soupirant.)Ah !Lisette (derrière elle.)Ah !La MarquiseQu'est-ce que j'entends là ?...

La Réunion des Amours

(L'AMOUR, qui entre d'un côté, CUPIDON, de l'autre.)CUPIDON (, à part.)Que vois-je ? Qui est-ce qui a l'audace de porter comme moi un carquois et des flèches ?L'AMOUR (, à...

La Provinciale

(MADAME LÉPINE, LE CHEVALIER, LA RAMÉE)(Ils entrent en se parlant.)MADAME LÉPINEAh ! vraiment, il est bien temps de venir : je n'ai plus le loisir de vous entretenir ; il...

La mère confidente

(DORANTE, LISETTE.)DORANTEQuoi ! vous venez sans Angélique, Lisette ?LISETTEElle arrivera bientôt ; elle est avec sa mère : je lui ai dit que j'allais toujours devant, et je ne me...


Les auteurs


Les catégories

Médiawix © 2024