ACTE III - SCÈNE III



Le Chevalier, Lélio, rêveur.

LE CHEVALIER
Eh bien ! Mon ami, la Comtesse écrit actuellement des
lettres pour Paris ; elle descendra bientôt, et veut se
promener avec moi, m'a-t-elle dit. Sur cela, je viens
t'avertir de ne nous pas interrompre quand nous serons
ensemble, et d'aller bouder d'un autre côté, comme il
appartient à un jaloux. Dans cette conversation-ci, je vais
mettre la dernière main à notre grand oeuvre, et achever
de la résoudre. Mais je voudrais que toutes tes espérances
fussent remplies, et j'ai songé à une chose : le dédit que tu
as d'elle est-il bon ? Il y a des dédits mal conçus et qui ne
servent de rien ; montre-moi le tien, je m'y connais, en
cas qu'il y manquât quelque chose, on pourrait prendre
des mesures.

LÉLIO (à part)
Tâchons de le démasquer si mes soupçons sont justes.

LE CHEVALIER
Réponds-moi donc ; à qui en as-tu ?

LÉLIO
Je n'ai point le dédit sur moi ; mais parlons d'autre chose.

LE CHEVALIER
Qu'y a-t-il de nouveau ? Songes-tu encore à me faire
épouser quelque autre femme avec la Comtesse ?

LÉLIO
Non ; je pense à quelque chose de plus sérieux ; je veux
me couper la gorge.

LE CHEVALIER
Diantre ! Quand tu te mêles du sérieux, tu le traites à
fond ; et que t'a fait ta gorge pour la couper ?

LÉLIO
Point de plaisanterie.

LE CHEVALIER (à part)
Arlequin aurait-il parlé !
(À Lélio.)
Si ta résolution tient, tu me feras ton légataire, peut-être ?

LÉLIO
Vous serez de la partie dont je parle.

LE CHEVALIER
Moi ! Je n'ai rien à reprocher à ma gorge, et sans vanité je
suis content d'elle.

LÉLIO
Et moi, je ne suis point content de vous, et c'est avec
vous que je veux m'égorger.

LE CHEVALIER
Avec moi ?

LÉLIO
Vous même.

LE CHEVALIER (riant et le poussant de la main)
Ah ! Ah ! Ah ! Ah ! Va te mettre au lit et te faire saigner,
tu es malade.

LÉLIO
Suivez-moi.

LE CHEVALIER (lui tâtant le pouls)
Voilà un pouls qui dénote un transport au cerveau ; il faut
que tu aies reçu un coup de soleil.

LÉLIO
Point tant de raisons ; suivez-moi, vous dis-je.

LE CHEVALIER
Encore un coup, va te coucher, mon ami.

LÉLIO
Je vous regarde comme un lâche si vous ne marchez.

LE CHEVALIER (avec pitié)
Pauvre homme ! Après ce que tu me dis là, tu es du
moins heureux de n'avoir plus le bon sens.

LÉLIO
Oui, vous êtes aussi poltron qu'une femme.

LE CHEVALIER (à part)
Tenons ferme.
(À Lélio.)
Lélio, je vous crois malade ; tant pis pour vous si vous ne
l'êtes pas.

LÉLIO (avec dédain)
Je vous dis que vous manquez de coeur, et qu'une
quenouille siérait mieux à votre côté qu'une épée.

LE CHEVALIER
Avec une quenouille, mes pareils vous battraient encore.

LÉLIO
Oui, dans une ruelle.

LE CHEVALIER
Partout. Mais ma tête s'échauffe ; vérifions un peu votre
état. Regardez-moi entre deux yeux ; je crains encore que
ce ne soit un accès de fièvre, voyons.
(Lélio le regarde.)
Oui, vous avez quelque chose de fou dans le regard, et
j'ai pu m'y tromper. Allons, allons ; mais que je sache du
moins en vertu de quoi je vais vous rendre sage.

LÉLIO
Nous passons dans ce petit bois, je vous le dirai là.

LE CHEVALIER
Hâtons-nous donc.
(A part.)
S'il me voit résolue, il sera peut-être poltron.
Ils marchent tous deux, quand ils sont tout près de sortir du théâtre :

LÉLIO (se retourne, regarde le Chevalier, et dit.)
Vous me suivez donc ?

LE CHEVALIER
Qu'appelez-vous, je vous suis ? Qu'est-ce que cette
réflexion-là. Est-ce qu'il vous plairait à présent de
prendre le transport au cerveau pour excuse ? Oh ! Il n'est
plus temps ; raisonnable ou fou ; malade ou sain,
marchez ; je veux filer ma quenouille. Je vous
arracherais, morbleu, d'entre les mains des médecins,
voyez-vous ! Poursuivons.

LÉLIO (le regarde avec attention)
C'est donc tout de bon ?

LE CHEVALIER
Ne nous amusons point, vous dis-je, vous devriez être
expédié.

LÉLIO (revenant au théâtre)
Doucement, mon ami ; expliquons-nous à présent.

LE CHEVALIER (lui serrant la main)
Je vous regarde comme un lâche si vous hésitez
davantage.

LÉLIO (à part)
Je me suis, ma foi, trompé ; c'est un cavalier, et des plus
résolus.

LE CHEVALIER (mutin)
Vous êtes plus poltron qu'une femme.

LÉLIO
Parbleu ! Chevalier, je t'en ai cru une ; voilà la vérité. De
quoi t'avises-tu aussi d'avoir un visage à toilette ? Il n'y a
point de femme à qui ce visage-là n'allât comme un
charme ; tu es masqué en coquette.

LE CHEVALIER
Masque vous-même ; vite au bois !

LÉLIO
Non ; je ne voulais faire qu'une épreuve. Tu as chargé
Trivelin de donner de l'argent à Arlequin, je ne sais
pourquoi.

LE CHEVALIER (sérieusement)
Parce qu'étant seul il m'avait entendu dire quelque chose
de notre projet, qu'il pouvait rapporter à la Comtesse ;
voilà pourquoi, Monsieur.

LÉLIO
Je ne devinais pas. Arlequin m'a tenu aussi des discours
qui signifiaient que tu étais fille ; ta beauté me l'a fait
d'abord soupçonner ; mais je me rends. Tu es beau, et
encore plus brave ; embrassons-nous et reprenons notre
intrigue.

LE CHEVALIER
Quand un homme comme moi est en train, il a de la peine
à s'arrêter.

LÉLIO
Tu as encore cela de commun avec la femme.

LE CHEVALIER
Quoi qu'il en soit, je ne suis curieux de tuer personne ; je
vous passe votre méprise ; mais elle vaut bien une
excuse.

LÉLIO
Je suis ton serviteur, Chevalier, et je te prie d'oublier mon
incartade.

LE CHEVALIER
Je l'oublie, et suis ravi que notre réconciliation m'épargne
une affaire épineuse, et sans doute un homicide. Notre
duel était positif ; et si j'en fais jamais un, il n'aura rien à
démêler avec les ordonnances.

LÉLIO
Ce ne sera pas avec moi, je t'en assure.

LE CHEVALIER
Non, je te le promets.

LÉLIO (lui donnant la main)
Touche là ; je t'en garantis autant.
(Arlequin arrive et se trouve là.)

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