ACTE II - SCÈNE II



Lélio, La Comtesse.
Ils entrent tous deux comme continuant de se parler.

LA COMTESSE
Non, Monsieur, je ne vous comprends point. Vous liez
amitié avec le Chevalier, vous me l'amenez ; et vous
voulez ensuite que je lui fasse mauvaise mine ! Qu'est-ce
que c'est que cette idée-là ? Vous m'avez dit vous-même
que c'était un homme aimable, amusant et effectivement
j'ai jugé que vous aviez raison.

LÉLIO (repentant un mot)
Effectivement ! Cela est donc bien effectif ? Eh bien ! Je
ne sais que vous dire ; mais voilà un effectivement qui ne
devrait pas se trouver là, par exemple.

LA COMTESSE
Par malheur, il s'y trouve.

LÉLIO
Vous me raillez, Madame.

LA COMTESSE
Voulez- vous que je respecte votre antipathie pour
effectivement ? Est-ce qu'il n'est pas bon français ?
L'a-t-on proscrit de la langue ?

LÉLIO
Non, Madame ; mais il marque que vous êtes un peu trop
persuadée du mérite du Chevalier.

LA COMTESSE
Il marque cela ? Oh il a tort, et le procès que vous lui
faites est raisonnable, mais vous m'avouerez qu'il n'y a
pas de mal à sentir suffisamment le mérite d'un homme,
quand le mérite est réel ; et c'est comme j'en use avec le
Chevalier.

LÉLIO
Tenez, sentir est encore une expression qui ne vaut pas
mieux ; sentir est trop ; c'est connaître qu'il faudrait dire.

LA COMTESSE
Je suis d'avis de ne dire plus mot, et d'attendre que vous
m'ayez donné la liste des termes sans reproches que je
dois employer, je crois que c'est le plus court ; il n'y a que
ce moyen-là qui puisse me mettre en état de m'entretenir
avec vous.

LÉLIO
Eh ! Madame, faites grâce à mon amour.

LA COMTESSE
Supportez donc mon ignorance ; je ne savais pas la
différence qu'il y avait entre connaître et sentir.

LÉLIO
Sentir, Madame, c'est le style du coeur, et ce n'est pas
dans ce style-là que vous devez parler du Chevalier.

LA COMTESSE
Écoutez ; le vôtre ne m'amuse point ; il est froid, il me
glace ; et, si vous voulez même, il me rebute.

LÉLIO (à part)
Bon ! Je retirerai mon billet.

LA COMTESSE
Quittons-nous, croyez-moi ; je parle mal, vous ne me
répondez pas mieux ; cela ne fait pas une conversation
amusante.

LÉLIO
Allez-vous, rejoindre le Chevalier ?

LA COMTESSE
Lélio, pour prix des leçons que vous venez de me donner,
je vous avertis, moi, qu'il y a des moments où vous feriez
bien de ne pas vous montrer ; entendez-vous ?

LÉLIO
Vous me trouvez donc bien insupportable ?

LA COMTESSE
Épargnez-vous ma réponse ; vous auriez à vous plaindre
de la valeur de mes termes, je le sens bien.

LÉLIO
Et moi, je sens que vous vous retenez ; vous me diriez de
bon coeur que vous me haïssez.

LA COMTESSE
Non ; mais je vous le dirai bientôt, si cela continue, et
cela continuera sans doute.

LÉLIO
Il semble que vous le souhaitez.

LA COMTESSE
Hum ! Vous ne feriez pas languir mes souhaits.

LÉLIO (d'un air fâché et vif)
Vous me désolez, Madame.

LA COMTESSE
Je me retiens, Monsieur ; je me retiens.
(Elle veut s'en aller.)

LÉLIO
Arrêtez, Comtesse ; vous m'avez fait l'honneur d'accorder
quelque retour à ma tendresse.

LA COMTESSE
Ah ! Le beau détail où vous entrez là !

LÉLIO
Le dédit même qui est entre nous…

LA COMTESSE (fâchée)
Eh bien ! Ce dédit vous chagrine ? Il n'y a qu'à le rompre.
Que ne me disiez-vous cela sur-le-champ ? Il y a une
heure que vous biaisez pour arriver là.

LÉLIO
Le rompre ! J'aimerais mieux mourir ; ne m'assure-t-il
pas votre main ?

LA COMTESSE
Et qu'est-ce que c'est que ma main sans mon coeur ?

LÉLIO
J'espère avoir l'un et l'autre.

LA COMTESSE
Pourquoi me déplaisez-vous donc ?

LÉLIO
En quoi ai-je pu vous déplaire ? Vous auriez de la peine à
le dire vous-même.

LA COMTESSE
Vous êtes jaloux, premièrement.

LÉLIO
Eh ! Morbleu ! Madame, quand on aime…

LA COMTESSE
Ah ! Quel emportement !

LÉLIO
Peut-on s'empêcher d'être jaloux ? Autrefois vous me
reprochiez que je ne l'étais pas assez ; vous me trouviez
trop tranquille ; me voici inquiet, et je vous déplais.

LA COMTESSE
Achevez, Monsieur, concluez que je suis une capricieuse
; voilà ce que vous voulez dire, je vous entends bien. Le
compliment que vous me faites est digne de l'entretien
dont vous me régalez depuis une heure ; et après cela
vous me demanderez en quoi vous me déplaisez ! Ah !
L'étrange caractère !

LÉLIO
Mais je ne vous appelle pas capricieuse, Madame ; je dis
seulement que vous vouliez que je fusse jaloux ;
aujourd'hui je le suis ; pourquoi le trouvez-vous mauvais
?

LA COMTESSE
Eh bien ! Vous direz encore que vous ne m'appelez pas
fantasque !

LÉLIO
De grâce, répondez.

LA COMTESSE
Non, Monsieur, on n'a jamais dit à une femme ce que
vous me dites là ; et je n'ai vu que vous dans la vie qui
m'ayez trouvé si ridicule.

LÉLIO (regardant autour de lui)
Je chercherais volontiers à qui vous parlez, Madame ; car
ce discours-là ne peut pas s'adresser à moi.

LA COMTESSE
Fort bien ! Me voilà devenue visionnaire à présent ;
continuez, Monsieur, continuez ; vous ne voulez pas
rompre le dédit ; cependant c'est moi qui ne veux plus ;
n'est-il pas vrai ?

LÉLIO
Que d'industrie pour vous, sauver d'une question fort
simple, à laquelle vous ne pouvez répondre !

LA COMTESSE
Oh ! Je n'y saurais tenir ; capricieuse, ridicule,
visionnaire et de mauvaise foi ! Le portrait est flatteur !
Je ne vous connaissais pas, Monsieur Lélio, je ne vous
connaissais pas ; vous m'avez trompée. Je vous passerais
de la jalousie ; je ne parle pas de la vôtre, elle n'est pas
supportable ; c'est une jalousie terrible, odieuse, qui vient
du fond du tempérament, du vice de votre esprit. Ce n'est
pas délicatesse chez vous ; c'est mauvaise humeur
naturelle, c'est précisément caractère. Oh ! Ce n'est pas là
la jalousie que je vous demandais ; je voulais une
inquiétude douce, qui a sa source dans un coeur timide et
bien touché, et qui n'est qu'une louable méfiance de
soi-même ; avec cette jalousie-là, Monsieur, on ne dit
point d'invectives aux personnes que l'on aime ; on ne les
trouve ni ridicules, ni fourbes, ni fantasques ; on craint
seulement de n'être pas toujours aimé, parce qu'on ne
croit pas être digne de l'être. Mais cela vous passe ; ces
sentiments-là ne sont pas du ressort d'une âme comme la
vôtre. Chez vous, c'est des emportements, des fureurs, ou
pur artifice ; vous soupçonnez injurieusement ; vous
manquez d'estime ; de respect, de soumission ; vous vous
appuyez sur un dédit ; vous fondez vos droits sur des
raisons de contrainte. Un dédit, Monsieur Lélio ! Des
soupçons ! Et vous appelez cela de l'amour ! C'est un
amour à faire peur. Adieu.

LÉLIO
Encore un mot. Vous êtes en colère, mais vous
reviendrez, car vous m'estimez dans le fond.

LA COMTESSE
Soit ; j'en estime tant d'autres ! Je ne regarde pas cela
comme un grand mérite d'être estimable ; on n'est que ce
qu'on doit être.

LÉLIO
Pour nous accommoder, accordez-moi une grâce. Vous
m'êtes chère ; le Chevalier vous aime ; ayez pour lui un
peu plus de froideur ; insinuez-lui qu'il nous laisse, qu'il
s'en retourne à Paris.

LA COMTESSE
Lui insinuer qu'il nous laisse, c'est-à-dire lui glisser tout
doucement une impertinence qui me fera tout doucement
passer dans son esprit pour une femme qui ne sait pas
vivre ! Non, Monsieur ; vous m'en dispenserez, s'il vous
plaît. Toute la subtilité possible n'empêchera pas un
compliment d'être ridicule, quand il l'est, vous me le
prouvez par le vôtre ; c'est un avis que je vous insinue
tout doucement, pour vous donner un petit essai de ce
que vous appelez manière insinuante.
(Elle se retire.)

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