Arlequin, Trivelin.
TRIVELIN (à part)
Interrogeons un peu Arlequin là-dessus.
(Haut.)
Ah ! Te voilà ! Où vas-tu ?
ARLEQUIN
Voir s'il y a des lettres pour mon maître.
TRIVELIN
Tu me parais occupé ; à quoi est-ce que tu rêves ?
ARLEQUIN
À des louis d'or.
TRIVELIN
Diantre ! Tes réflexions sont de riche étoffe.
ARLEQUIN
Et je te cherchais aussi pour te parler.
TRIVELIN
Et que veux-tu de moi ?
ARLEQUIN
T'entretenir de louis d'or.
TRIVELIN
Encore des louis d'or ! Mais tu as une mine d'or dans ta
tête.
ARLEQUIN
Dis-moi, mon ami, où as-tu pris toutes ces pistoles que je
t'ai vu tantôt tirer de ta poche pour la bouteille de vin que
nous avons bu au cabaret du bourg ? Je voudrais bien
savoir le secret que tu as pour en faire.
TRIVELIN
Mon ami, je ne pourrais guère te donner le secret d'en
faire ; je n'ai jamais possédé que le secret de le dépenser.
ARLEQUIN
Oh ! J'ai aussi un secret qui est bon pour cela, moi ; je l'ai
appris au cabaret en perfection.
TRIVELIN
Oui-da, on fait son affaire avec du vin, quoique lentement
; mais en y joignant une pincée d'inclination pour le beau
sexe, on réussit bien autrement.
ARLEQUIN
Ah le beau sexe, on ne trouve point de cet ingrédient-là
ici.
TRIVELIN
Tu n'y demeureras pas toujours. Mais de grâce,
instruis-moi d'une chose à ton tour : ton maître et
Monsieur le Chevalier s'aiment-ils beaucoup ?
ARLEQUIN
Oui.
TRIVELIN
Fi ! Se témoignent-ils de grands empressements ? Se
font-ils beaucoup d'amitiés ?
ARLEQUIN
Ils se disent : Comment te portes-tu ? À ton service. Et
moi aussi. J'en suis bien aise… Après cela ils dînent et
soupent ensemble ; et puis : Bonsoir ; je te souhaite une
bonne nuit, et puis ils se couchent, et puis ils dorment, et
puis le jour vient. Est-ce que tu veux qu'ils se disent des
injures ?
TRIVELIN
Non, mon ami ; c'est que j'avais quelque petite raison de
te demander cela, par rapport à quelque aventure qui
m'est arrivée ici.
ARLEQUIN
Toi ?
TRIVELIN
Oui, j'ai touché le coeur d'une aimable personne, et
l'amitié de nos maîtres prolongera notre séjour ici.
ARLEQUIN
Et où est-ce que cette rare personne-là habite avec son
coeur ?
TRIVELIN
Ici, te dis-je. Malpeste, c'est une affaire qui m'est de
conséquence.
ARLEQUIN
Quel plaisir ! Elle est jeune ?
TRIVELIN
Je lui crois dix-neuf à vingt ans.
ARLEQUIN
Ah ! Le tendron ! Elle est jolie ?
TRIVELIN
Jolie ! Quelle maigre épithète ! Vous lui manquez de
respect ; sachez qu'elle est charmante, adorable, digne de
moi.
ARLEQUIN (touché)
Ah ! M'amour ! Friandise de mon âme !
TRIVELIN
Et c'est de sa main mignonne que je tiens ces louis d'or
dont tu parles, et que le don qu'elle m'en a fait me rend si
précieux.
ARLEQUIN (à ce mot, laisse aller ses bras)
Je n'en puis plus.
TRIVELIN (à part)
Il me divertit ; je veux le pousser jusqu'à
l'évanouissement. Ce n'est pas le tout, mon ami : ses
discours ont charmé mon coeur ; de la manière dont elle
m'a peint, j'avais honte de me trouver si aimable.
M'aimerez-vous ? Me disait-elle ; puis-je compter sur
votre coeur ?
ARLEQUIN (transporté)
Oui, ma reine.
TRIVELIN
À qui parles-tu ?
ARLEQUIN
À elle ; j'ai cru qu'elle m'interrogeait.
TRIVELIN (riant)
Ah ! Ah ! Ah ! Pendant qu'elle me parlait, ingénieuse à
me prouver sa tendresse, elle fouillait dans sa poche pour
en tirer cet or qui fait mes délices. Prenez, m'a-t-elle dit
en me le glissant dans la. Main ; et comme poliment
j'ouvrais ma main avec lenteur : prenez donc, s'est-elle
écriée, ce n'est là qu'un échantillon du coffre-fort que je
vous destine ; alors je me suis rendu ; car un échantillon
ne se refuse point.
ARLEQUIN (jette sa batte et sa ceinture à terre, et se jetant à genoux, il dit.)
Ah ! Mon ami, je tombe à tes pieds pour te supplier, en
toute humilité, de me montrer seulement la face royale de
cette incomparable fille, qui donne un coeur et des louis
d'or du Pérou avec ; peut-être me fera-t-elle aussi présent
de quelque échantillon ; je ne veux que la voir, l'admirer,
et puis mourir content.
TRIVELIN
Cela ne se peut pas, mon enfant ; il ne faut pas régler tes
espérances sur mes aventures ; vois-tu bien, entre le
baudet et le cheval d'Espagne, il y a quelque différence.
ARLEQUIN
Hélas ! Je te regarde comme le premier cheval du monde.
TRIVELIN
Tu abuses de mes comparaisons ; je te permets de
m'estimer, Arlequin, mais ne me loue jamais.
ARLEQUIN
Montre-moi donc cette fille…
TRIVELIN
Cela ne se peut pas ; mais je t'aime, et tu te sentiras de ma
bonne fortune : dès aujourd'hui je te fonde une bouteille
de Bourgogne pour autant de jours que nous serons ici.
ARLEQUIN (demi-pleurant)
Une bouteille par jour, cela fait trente bouteilles par mois
; pour me consoler dans ma douleur, donne-moi en argent
la fondation du premier mois.
TRIVELIN
Mon fils, je suis bien aise d'assister à chaque paiement.
ARLEQUIN (en s'en allant et pleurant)
Je ne verrai donc point ma reine ? Où êtes-vous donc,
petit louis d'or de mon âme ? Hélas ! Je m'en vais vous
chercher partout : Hi ! Hi ! Hi ! Hi !…
(Et puis d'un ton net.)
Veux-tu aller boire le premier mois de fondation ?
TRIVELIN
Voilà mon maître, je ne saurais ; mais va m'attendre.
(ARLEQUIN s'en va en recommençant.)
Hi ! Hi ! Hi ! Hi !
L'Île des esclaves, comédie en un acte écrite par Marivaux en 1725, se déroule sur une île utopique où les rapports sociaux sont inversés pour rétablir la justice. L'intrigue débute...
L'Île de la raison, comédie en trois actes écrite par Marivaux en 1727, se déroule sur une île imaginaire gouvernée par la raison et la vérité, où les habitants vivent...
L'Heureux Stratagème, comédie en trois actes écrite par Marivaux en 1733, raconte les manœuvres subtiles de deux amants pour raviver leur amour mis à l'épreuve. La marquise et le chevalier,...
L'Héritier de village, comédie en un acte écrite par Marivaux en 1725, raconte les mésaventures d’un jeune homme naïf, Eraste, nouvellement désigné comme héritier d’un riche villageois. L’histoire se déroule...
Les Serments indiscrets, comédie en trois actes écrite par Marivaux en 1732, explore les contradictions de l’amour et de la parole donnée. L’intrigue tourne autour de Lucile et Damis, deux...