ACTE III - SCÈNE PREMIÈRE



Lélio, Arlequin.

ARLEQUIN (entre en pleurant)
Hi ! Hi ! Hi ! Hi !

LÉLIO
Dis-moi donc pourquoi tu pleures ; je veux le savoir
absolument.

ARLEQUIN (plus fort)
Hi ! Hi ! Hi ! Hi !

LÉLIO
Mais quel est le sujet de ton affliction ?

ARLEQUIN
Ah ! Monsieur, voilà qui est fini ; je ne serai plus
gaillard.

LÉLIO
Pourquoi ?

ARLEQUIN
Faute d'avoir envie de rire.

LÉLIO
Et d'où vient que tu n'as plus envie de rire, imbécile ?

ARLEQUIN
À cause de ma tristesse.

LÉLIO
Je te demande ce qui te rend triste.

ARLEQUIN
C'est un grand chagrin, Monsieur.

LÉLIO
Il ne rira plus parce qu'il est triste, et il est triste à cause
d'un grand chagrin. Te plaira-t-il de t'expliquer mieux ?
Sais-tu bien que je me fâcherai à la fin ?

ARLEQUIN
Hélas ! Je vous dis la vérité.
(Il soupire.)

LÉLIO
Tu me la dis si sottement, que je n'y comprends rien ;
t'a-t-on fait du mal ?

ARLEQUIN
Beaucoup de mal.

LÉLIO
Est-ce qu'on t'a battu ?

ARLEQUIN
Pû ! Bien pis que tout, cela, ma foi.

LÉLIO
Bien pis que tout cela ?

ARLEQUIN
Oui ; quand un pauvre homme perd de l'or, il faut qu'il
meure ; et je mourrai aussi, je n'y manquerai pas.

LÉLIO
Que veut dire : de l'or ?

ARLEQUIN
De l'or du Pérou ; voilà comme on dit qu'il s'appelle.

LÉLIO
Est-ce que tu en avais ?

ARLEQUIN
Eh ! Vraiment oui ; voilà mon affaire. Je n'en ai plus, je
pleure ; quand j'en avais, j'étais bien aise.

LÉLIO
Qui est-ce qui te l'avait donné, cet or ?

ARLEQUIN
C'est Monsieur le Chevalier qui m'avait fait présent de
cet échantillon-là.

LÉLIO
De quel échantillon ?

ARLEQUIN
Eh ! Je vous le dis.

LÉLIO
Quelle patience il faut avoir avec ce nigaud-là ! Sachons
pourtant ce que c'est. Arlequin, fais trêve à tes larmes. Si
tu te plains de quelqu'un, j'y mettrai ordre ; mais
éclaircis-moi la chose. Tu me parles d'un or du Pérou,
après cela d'un échantillon : je ne t'entends point ;
réponds-moi précisément ; le Chevalier t'a-t-il donné de
l'or ?

ARLEQUIN
Pas à moi ; mais il l'avait donné devant moi à Trivelin
pour me le rendre en main propre ; mais cette main
propre n'en a point tâté ; le fripon a tout gardé dans la
sienne, qui n'était pas plus propre que la mienne.

LÉLIO
Cet or était-il en quantité ? Combien de louis y avait-il ?

ARLEQUIN
Peut-être quarante ou cinquante ; je ne les ai pas comptés.

LÉLIO
Quarante ou cinquante ! Et pourquoi le Chevalier te
faisait-il ce présent-là ?

ARLEQUIN
Parce que je lui avais demandé un échantillon.

LÉLIO
Encore ton échantillon !

ARLEQUIN
Eh ! Vraiment oui ; Monsieur le Chevalier en avait aussi
donné à Trivelin.

LÉLIO
Je ne saurais débrouiller ce qu'il veut dire ; il y a
cependant quelque chose là-dedans qui peut me regarder.
Réponds-moi : avais-tu rendu au Chevalier quelque
service qui l'engageât à te récompenser.

ARLEQUIN
Non ; mais j'étais jaloux de ce qu'il aimait Trivelin, de ce
qu'il avait charmé son coeur et mis de l'or dans sa bourse
; et moi, je voulais aussi avoir le coeur charmé et la
bourse pleine.

LÉLIO
Quel étrange galimatias me fais-tu là ?

ARLEQUIN
Il n'y a pourtant rien de plus vrai que tout cela.

LÉLIO
Quel rapport y a-t-il entre le coeur de Trivelin et le
Chevalier ? Le Chevalier a-t-il de si grands charmes ? Tu
parles de lui comme d'une femme.

ARLEQUIN
Tant y a qu'il est ravissant, et qu'il fera aussi rafle de
votre coeur, quand vous le connaîtrez. Allez, pour voir,
lui dire : Je vous connais et je garderai le secret. Vous
verrez si ce n'est pas un échantillon qui vous viendra
sur-le-champ, et vous me direz si je suis fou.

LÉLIO
Je n'y comprends rien. Mais qui est-il, le Chevalier ?

ARLEQUIN
Voilà justement le secret qui fait avoir un présent, quand
on le garde.

LÉLIO
Je prétends que tu me le dises, moi.

ARLEQUIN
Vous me ruineriez, Monsieur, il ne me donnerait plus
rien, ce charmant petit semblant d'homme, et je l'aime
trop pour le fâcher.

LÉLIO
Ce petit semblant d'homme ! Que veut-il dire ? Et que
signifie son transport ? En quoi le trouves-tu donc plus
charmant qu'un autre ?

ARLEQUIN
Ah ! Monsieur, on ne voit point d'hommes comme lui ; il
n'y en a point dans le monde ; c'est folie que d'en
chercher ; mais sa mascarade empêche de voir cela.

LÉLIO
Sa mascarade ! Ce qu'il me dit là me fait naître une
pensée que toutes mes réflexions fortifient ; le Chevalier
a de certains traits, un certain minois… Mais voici
Trivelin ; je veux le forcer à me dire la vérité, s'il la sait ;
j'en tirerai meilleure raison que de ce butor-là.
(À Arlequin.)
Va-t'en ; je tâcherai de te faire ravoir ton argent.
(Arlequin part en lui baisant la main et se plaignant.)

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