ACTE I - SCÈNE V



Le Chevalier, Trivelin.

LE CHEVALIER
Approchez ; comment vous appelez-vous ?

TRIVELIN
Comme vous voudrez, Monsieur ; Bourguignon,
Champagne, Poitevin, Picard, tout cela m'est indifférent :
le nom sous lequel j'aurais l'honneur de vous servir sera
toujours le plus beau nom du monde.

LE CHEVALIER
Sans compliment, quel est le tien, à toi ?

TRIVELIN
Je vous avoue que je ferais quelque difficulté de le dire,
parce que dans ma famille je suis le premier du nom qui
n'ait pas disposé de la couleur de son habit, mais peut-on
porter rien de plus galant que vos couleurs ? Il me tarde
d'en être chamarré sur toutes les coutures.

LE CHEVALIER (à part)
Qu'est-ce que c'est que ce langage-là ? Il m'inquiète.

TRIVELIN
Cependant, Monsieur, j'aurai l'honneur de vous dire que
je m'appelle Trivelin. C'est un nom que j'ai reçu de père
en fils très correctement, et dans la dernière fidélité ; et
de tous les Trivelins qui furent jamais, votre serviteur en
ce moment s'estime le plus heureux de tous.

LE CHEVALIER
Laissez là vos politesses. Un maître ne demande à son
valet que l'attention dans ce à quoi il l'emploie.

TRIVELIN
Son valet ! Le terme est dur ; il frappe mes oreilles d'un
son disgracieux ; ne purgera-t-on jamais le discours de
tous ces noms odieux ?

LE CHEVALIER
La délicatesse est singulière !

TRIVELIN
De grâce, ajustons-nous ; convenons d'une formule plus
douce.

LE CHEVALIER (à part)
Il se moque de moi. Vous riez, je pense ?

TRIVELIN
C'est la joie que j'ai d'être à vous qui l'emporte sur la
petite mortification que je viens d'essuyer.

LE CHEVALIER
Je vous avertis, moi, que je vous renvoie, et que vous ne
m'êtes bon à rien.

TRIVELIN
Je ne vous suis bon à rien ! Ah ! Ce que vous dites là ne
peut pas être sérieux.

LE CHEVALIER (à part)
Cet homme-là est un extravagant.
(À Trivelin.)
Retirez-vous.

TRIVELIN
Non, vous m'avez piqué ; je ne vous quitterai point, que
vous ne soyez convenu avec moi que je vous suis bon à
quelque chose.

LE CHEVALIER
Retirez-vous, vous dis-je.

TRIVELIN
Où vous attendrai-je ?

LE CHEVALIER
Nulle part.

TRIVELIN
Ne badinons point ; le temps se passe, et nous ne
décidons rien.

LE CHEVALIER
Savez-vous bien, mon ami, que vous risquez beaucoup ?

TRIVELIN
Je n'ai pourtant qu'un écu à perdre.

LE CHEVALIER
Ce coquin-là m'embarrasse.
(Il fait comme s'il en allait.)
Il faut que je m'en aille.
(À Trivelin.)
Tu me suis ?

TRIVELIN
Vraiment oui, je soutiens mon caractère : ne vous ai-je
pas dit que j'étais opiniâtre ?

LE CHEVALIER
Insolent !

TRIVELIN
Cruel !

LE CHEVALIER
Comment, cruel !

TRIVELIN
Oui, cruel ; c'est un reproche tendre que je vous fais.
Continuez, vous n'y êtes pas ; j'en viendrai jusqu'aux
soupirs ; vos rigueurs me l'annoncent.

LE CHEVALIER
Je ne sais plus que penser de tout ce qu'il me dit.

TRIVELIN
Ah ! Ah ! Ah ! Vous rêvez, mon cavalier, vous délibérez
; votre ton baisse, vous devenez traitable, et nous nous
accommoderons, je le vois bien. La passion que j'ai de
vous servir est sans quartier ; premièrement cela est dans
mon sang, je ne saurais me corriger.

LE CHEVALIER (mettant la main sur la garde de son épée.)
Il me prend envie de te traiter comme tu le mérites.

TRIVELIN
Fi ! Ne gesticulez point de cette manière-là ; ce geste-là
n'est point de votre compétence ; laissez là cette arme qui
vous est étrangère : votre oeil est plus redoutable que ce
fer inutile qui vous pend au côté.

LE CHEVALIER
Ah ! Je suis trahie !

TRIVELIN
Masque, venons au fait ; je vous connais.

LE CHEVALIER
Toi ?

TRIVELIN
Oui ; Frontin vous connaissait pour nous deux.

LE CHEVALIER
Le coquin ! Et t'a-t-il dit qui j'étais ?

TRIVELIN
Il m'a dit que vous étiez une fille, et voilà tout ; et moi je
l'ai cru ; car je ne chicane sur la qualité de personne.

LE CHEVALIER
Puisqu'il m'a trahie, il vaut autant que je t'instruise du
reste.

TRIVELIN
Voyons ; pourquoi êtes-vous dans cet équipage-là ?

LE CHEVALIER
Ce n'est point pour faire du mal.

TRIVELIN
Je le crois bien ; si c'était pour cela, vous ne déguiseriez
pas votre sexe ; ce serait perdre vos commodités.

LE CHEVALIER (à part)
Il faut le tromper.
(À Trivelin.)
Je t'avoue que j'avais envie de te cacher la vérité, parce
que mon déguisement regarde une dame de condition, ma
maîtresse, qui a des vues sur un Monsieur Lélio, que tu
verras, et qu'elle voudrait détacher d'une inclination qu'il
a pour une, comtesse à qui appartient ce château.

TRIVELIN
Eh ! Quelle espèce de commission vous donne-t-elle
auprès de ce Lélio ? L'emploi me paraît gaillard,
soubrette de mon âme.

LE CHEVALIER
Point du tout. Ma charge, sous cet habit-ci, est d'attaquer
le coeur de la Comtesse ; je puis passer, comme tu vois,
pour un assez joli cavalier, et j'ai déjà vu les yeux de la
Comtesse s'arrêter plus d'une fois sur moi ; si elle vient à
m'aimer, je la ferai rompre avec Lélio ; il reviendra à
Paris, on lui proposera ma maîtresse qui y est ; elle est
aimable, il la connaît, et les noces seront bientôt faites.

TRIVELIN
Parlons à présent à rez-de-chaussée : as-tu le coeur libre ?

LE CHEVALIER
Oui.

TRIVELIN
Et moi aussi. Ainsi, de compte arrêté ; cela fait deux
coeurs libres, n'est-ce pas ?

LE CHEVALIER
Sans doute.

TRIVELIN
Ergo, je conclus que nos deux coeurs soient désormais
camarades.

LE CHEVALIER
Bon.

TRIVELIN
Et je conclus encore, toujours aussi judicieusement, que,
deux amis devant s'obliger en tout ce qu'ils peuvent, tu
m'avances deux mois de récompense sur l'exacte
discrétion que je promets d'avoir. Je ne parle point du
service domestique que je te rendrai ; sur cet article, c'est
à l'amour à me payer mes gages.

LE CHEVALIER (lui donnant de l'argent)
Tiens, voilà déjà six louis d'or d'avance pour ta
discrétion, et en voilà déjà trois pour tes services.

TRIVELIN (d'un air indifférent)
J'ai assez de coeur pour refuser ces trois derniers louis-là
; mais donne ; la main qui me les présente étourdit ma
générosité.

LE CHEVALIER
Voici Monsieur Lélio ; retire-toi, et va-t'en m'attendre à
la porte de ce château où nous logeons.

TRIVELIN
Souviens-toi, ma friponne, à ton tour, que je suis ton
valet sur la scène, et ton amant dans les coulisses. Tu me
donneras des ordres en public, et des sentiments dans le
tête-à-tête.
Il se retire en arrière, quand Lélio entre avec Arlequin. Les valets se
(rencontrant se saluent.)

Autres textes de Marivaux

La Surprise de l'Amour

(PIERRE, JACQUELINE.)PIERRETiens, Jacquelaine, t'as une himeur qui me fâche. Pargué ! encore faut-il dire queuque parole d'amiquié aux gens.JACQUELINEMais qu'est-ce qu'il te faut donc ? Tu me veux pour ta...

La Seconde Surprise de l'amour

(LA MARQUISE, LISETTE.)(La Marquise entre tristement sur la scène ; Lisette la suit sans qu'elle le sache.)La Marquise (s'arrêtant et soupirant.)Ah !Lisette (derrière elle.)Ah !La MarquiseQu'est-ce que j'entends là ?...

La Réunion des Amours

(L'AMOUR, qui entre d'un côté, CUPIDON, de l'autre.)CUPIDON (, à part.)Que vois-je ? Qui est-ce qui a l'audace de porter comme moi un carquois et des flèches ?L'AMOUR (, à...

La Provinciale

(MADAME LÉPINE, LE CHEVALIER, LA RAMÉE)(Ils entrent en se parlant.)MADAME LÉPINEAh ! vraiment, il est bien temps de venir : je n'ai plus le loisir de vous entretenir ; il...

La mère confidente

(DORANTE, LISETTE.)DORANTEQuoi ! vous venez sans Angélique, Lisette ?LISETTEElle arrivera bientôt ; elle est avec sa mère : je lui ai dit que j'allais toujours devant, et je ne me...


Les auteurs


Les catégories

Médiawix © 2024