ACTE QUATRIÈME - Scène VII



(MARGUERITE BURIDAN, entrant du fond.)

BURIDAN
Pardonne-moi si j'interromps tes adieux, Marguerite.

MARGUERITE
Tu as mal vu, Buridan.

BURIDAN
N'est-ce donc point Gaultier qui s'éloigne ?

MARGUERITE
Alors tu as mal entendu, ce n'étaient point des adieux.

BURIDAN
Comment cela ?

MARGUERITE
C'est qu'il ne part pas.

BURIDAN
Le roi le lui ordonne.

MARGUERITE
Et moi je le lui défends.

BURIDAN
Marguerite, tu oublies nos conventions.

MARGUERITE
Je t'ai promis de te faire ministre et j'ai tenu parole, tu m'avais promis de me laisser Gaultier, et tu exiges qu'il parte.

BURIDAN
Nous avons dit : À nous deux la France, et non pas à nous trois ; ce jeune homme serait en tiers dans le pouvoir et les secrets, c'est impossible !

MARGUERITE
Cela sera pourtant.

BURIDAN
As-tu oublié que tu étais en ma puissance ?

MARGUERITE
Oui, hier que tu n'étais que Buridan prisonnier, non aujourd'hui que tu es Lyonnet de Bournonville, premier ministre.

BURIDAN
Comment cela ?

MARGUERITE
Tu ne peux pas me perdre sans te perdre toi même.

BURIDAN
Cela m'aurait-il arrêté hier ?

MARGUERITE
Cela t'arrêtera aujourd'hui. Hier tu avais tout à gagner et rien à perdre que la vie. Aujourd'hui, avec la vie tu as à perdre honneurs, rang, fortune, richesse, pouvoir… tu tomberais de trop haut, n'est-ce pas, pour que l'espoir de me briser dans ta chute te décide à te précipiter !… Nous sommes arrivés ensemble au faîte d'une montagne escarpée et glissante ; crois-moi, Buridan, soutenons-nous l'un l'autre plutôt que de nous menacer tous deux.

BURIDAN
Tu l'aimes donc bien ?

MARGUERITE
Plus que ma vie.

BURIDAN
L'amour dans le cœur de Marguerite ! j'aurais cru qu'on pouvait le presser et le tordre sans qu'il en sortit un seul sentiment humain… Tu es au-dessous de ce que j'espérais de toi. Si nous voulons, Marguerite, que rien n'arrête notre volonté où nous lui dirons d'aller, il faut que cette volonté soit assez forte pour briser sur sa route tout ce qu'elle rencontrera, sans coûter une larme à nos yeux, un regret à notre cœur… Nous sommes devenus des choses qui gouvernent et non des créatures qui s'attendrissent. Oh ! malheur, malheur à toi, Marguerite, je te croyais un démon et tu n'es qu'un ange déchu.

MARGUERITE
Écoute : si ce n'est pas de l'amour, invente un nom pour ma faiblesse ; mais qu'il ne parte pas, je t'en prie.

BURIDAN (à part.)
Ils seraient deux contre moi ; c'est trop.

MARGUERITE
Que dis-tu ?

BURIDAN (à part.)
Je suis perdu si je ne les perds. — (Haut.)
Qu'il ne parte pas…

MARGUERITE
Oui, je t'en prie.

BURIDAN
Et si je suis jaloux de lui, moi ?

MARGUERITE
Toi, jaloux !

BURIDAN
Si le souvenir de ce que j'ai été pour toi me rend intolérable la pensée qu'un autre est aimé de toi ; si ce que tu as pris pour de l'ambition, pour de la haine, pour de la vengeance ; si tout cela n'était qu'un amour que je n'ai pu éteindre, et qui se reproduisait sous toutes les formes, si je ne voulais monter que pour arriver à toi, si maintenant que je suis arrivé, je ne voulais que toi ; si pour mes anciens droits, mes droits antérieurs aux siens, je te sacrifiais tout ; si en échange d'une de ces nuits où le page Lyonnet se glissait tremblant chez la jeune Marguerite pour n'en sortir qu'au jour naissant, je te rendais ces lettres auxquelles je dois d'être arrivé où je suis ; si je te livrais mes moyens de fortune pour te prouver que ma fortune n'avait qu'un but, que ce but atteint, peu m'importe le reste. Dis, dis, si tu trouvais en moi ce dévouement, cet amour, ne consentirais-tu pas à ce qu'il partît ?

MARGUERITE
Parles-tu sincèrement, ou railles-tu, Lyonnet ?

BURIDAN
Un rendez-vous ce soir, et ce soir je te rends tes lettres ; mais non plus, Marguerite, un rendez-vous comme celui de la taverne et de la prison, non plus un rendez-vous de haine et de menaces ; non, non, un rendez-vous d'amour ; un rendez-vous pour ce soir ; et demain, demain, tu pourras les garder et me perdre, puisque tout ce qui fait ma force te sera rendu.

MARGUERITE
Mais en supposant que j'y consentisse, je ne puis te recevoir ici dans ce palais.

BURIDAN
N'en sors-tu pas comme tu le veux ?

MARGUERITE
Puis-je sans me perdre te voir ailleurs ?

BURIDAN
La tour de Nesle ?

MARGUERITE
Tu y viendrais ?

BURIDAN
N'y ai-je pas été déjà sans savoir ce qui m'y attendait ?

MARGUERITE (à part.)
Il se livre ! — (Haut.)
Écoute, Buridan, c'est une étrange faiblesse ; mais ta vue me rappelle tant de moments de bonheur, ta voix éveille tant de souvenirs d'amour que je croyais morts au fond de mon cœur…

BURIDAN
Marguerite !…

MARGUERITE
Lyonnet !…

BURIDAN
Gaultier partira-t-il demain ?…

MARGUERITE
Je te le dirai ce soir. — (Lui donnant la clef.)
Voici la clef de la tour de Nesle, séparons-nous. — (À part.)
Ah ! Buridan, si cette fois tu m'échappes…
(Elle rentre.)

BURIDAN
C'est la clef de ton tombeau, Marguerite ; mais sois tranquille, je ne t'y renfermerai pas seule.
(Il sort.)

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