ACTE TROISIÈME - Scène IX



(BURIDAN MARGUERITE, ORSINI.)

MARGUERITE (entrant par une porte secrète, tenant une lampe à la main, à Orsini.)
Est-il lié de manière à ce que je puisse m'approcher de lui sans crainte ?

ORSINI
Oui, madame.

MARGUERITE
Eh bien ! attendez-moi là, Orsini ; et au moindre cri soyez à moi.
(Orsini sort.)

BURIDAN
Une lumière ! Quelqu'un vient !

MARGUERITE (s'approchant.)
Oui, quelqu'un ! Ne comptais-tu pas revoir quelqu'un avant de mourir ?

BURIDAN (riant.)
Je l'espérais, mais je n'y comptais pas. Ah ! Marguerite, tu l'es dit : Il ne mourra pas sans que je jouisse de mon triomphe, sans qu'il sache que c'est bien moi qui le tue. Femme de toutes les voluptés, à moi, à moi celle-là ! Ah ! Marguerite, oui ! oui ! j'avais compté sur ta présence, tu as raison.

MARGUERITE
Mais sans espoir, n'est-ce pas ? Tu me connais assez pour savoir qu'après m'avoir réduite à la crainte, abaissée à la prière, il n'y a ni crainte ni prières qui me fléchissent le cœur. Oh ! tes mesures étaient prises, Buridan ; seulement tu avais oublié que dès que l'amour, l'amour effréné entre dans le cœur d'un homme, il y ronge tous les autres sentiments, qu'il y vit aux dépens de l'honneur, de la foi du serment, et tu as été confier au serment, à la foi, à l'honneur d'un homme amoureux, amoureux de moi, la preuve, la seule preuve que tu eusses contre moi : tiens ! la voilà, cette page précieuse de tes tablettes, la voilà ! "Je meurs assassiné de la main de Marguerite. Philippe d'Aulnay." Dernier adieu du frère au frère, et que le frère m'a remis. Tiens, tiens, regarde ! — (Prenant la lampe.)
Meure avec cette dernière flamme ta dernière espérance ! Suis-je libre maintenant, Buridan ? Puis-je faire de toi ce que je voudrai ?

BURIDAN
Qu'en feras-tu ?

MARGUERITE
N'es-tu pas arrêté comme meurtrier de Philippe d'Aulnay ? que fait-on des meurtriers ?

BURIDAN
Et quel tribunal me jugera sans m'entendre ?

MARGUERITE
Un tribunal ! mais tu es fou : est-ce qu'on juge les hommes qui portent en eux de tels secrets ? Il y a des poisons si violents qu'ils brisent le vase qui les renferme. Ton secret est un de ces poisons. Buridan, quand un homme comme toi est arrêté, on le lie comme tu es lié, on le met dans un cachot pareil à celui-ci. Si l'on ne veut pas perdre et son âme et son corps à la fois, à minuit on fait entrer dans sa prison un prêtre et un bourreau ; le prêtre commence ; il y a dans cette prison un anneau de fer pareil à celui-ci, des murs aussi sourds et aussi épais que ceux-ci, des murs qui étouffent les cris, éteignent les sanglots, absorbent l'agonie : le prêtre sort le premier, et le bourreau ensuite : puis, lorsque le lendemain le guichetier entre dans la prison, il remonte tout effrayé, disant que le condamné, à qui on avait eu l'imprudence de laisser les mains libres, s'est étranglé lui-même, preuve qu'il était coupable.

BURIDAN
Je vois que nous avons même franchise, Marguerite, je t'avais dit mes projets et tu me dis les tiens.

MARGUERITE
Tu railles, ou plutôt tu veux railler ; ton orgueil se révolte de ma victoire ; tu voudrais me laisser croire que tu as quelque moyen de m'échapper pour tourmenter mon sommeil ou mes plaisirs ; mais, non, non, ton sourire ne me trompe pas, les damnés rient aussi pour faire croire à l'absence de la douleur ; non, tu ne peux m'échapper, n'est-ce pas ? C'est impossible, tu es bien lié, ces murs sont bien épais, ces portes bien solides ; non, non, tu ne peux pas m'échapper, et je m'en vais. Adieu ; Buridan, as-tu quelque autre chose à me dire ?

BURIDAN
Une seule.

MARGUERITE
Parle.

BURIDAN
C'est un souvenir de jeunesse que je veux te raconter. En 1293, il y a vingt ans de cela, la Bourgogne était heureuse, car elle avait pour duc bien-aimé Robert II. (Ne m'interromps pas et accorde dix minutes à celui pour qui va s'ouvrir l'éternité.)
Le duc Robert avait une fille, jeune et belle, l'enveloppe d'un ange, et l'âme d'un démon : on l'appelait Marguerite de Bourgogne. (Laisse-moi achever.)
Le duc Robert avait un page, jeune et beau, au cœur candide et croyant, aux cheveux blonds et au teint rosé ; on l'appelait Lyonnet de Bournonville. Ah ! tu écoutes avec plus d'attention, ce me semble ! Le page et la jeune fille s'aimèrent ; celui qui les aurait vus tous deux à cette époque et qui les reverrait maintenant ne les reconnaîtrait certes plus ; et peut-être, s'ils se rencontraient, ne se reconnaîtraient-ils pas eux-mêmes.

MARGUERITE
Où va-t-il en venir ?

BURIDAN
Oh ! tu vas voir, c'est une histoire bizarre. Le page et la jeune fille s'aimèrent donc à l'insu de tout le monde ; chaque nuit, une échelle de soie conduisait l'amant dans les bras de sa maîtresse, et chaque nuit la maîtresse et l'amant prenaient rendez-vous pour la nuit suivante. Un jour, la fille du duc Robert annonça en pleurant à Lyonnet de Bournonville qu'elle allait être mère.

MARGUERITE
Grand Dieu !

BURIDAN
Aide-moi à changer de place : Marguerite, cette position me fatigue. — (Marguerite l'aide ; Buridan riant :)
Merci ; où en étais-je, Marguerite ?

MARGUERITE
La fille du duc allait être mère.

BURIDAN
Ah ! oui, c'est cela. Huit jours après, ce secret n'en était plus un pour son père, et le duc annonça à sa fille que le lendemain les portes d'un couvent s'ouvriraient pour elle, et, comme celles du tombeau, se refermeraient sur elle pour l'éternité. La nuit réunit les deux amants. Oh ! ce fut une nuit affreuse ! Lyonnet aimait Marguerite comme Gaultier t'aime ; nuit de sanglots et d'imprécations ! Oh ! la jeune Marguerite, oh ! comme elle promettait d'être ce qu'elle a été !

MARGUERITE
Après, après !

BURIDAN
Ces cordes m'entrent dans les chairs et me font mal, Marguerite. — (Marguerite coupe les cordes qui lui lient les bras ; il la regarde faire en riant.)
Elle tenait un poignard comme tu en tiens un, la jeune Marguerite, et elle disait : Lyonnet, Lyonnet, si d'ici à demain mourait mon père, il n'y aurait plus de couvent, il n'y aurait plus de séparation, il n'y aurait que de l'amour. Je ne sais comment cela se fit, mais le poignard passa de ses mains dans celles de Lyonnet de Bournonville, un bras le prit, le conduisit dans l'ombre, le guida comme à travers les détours de l'enfer, souleva un rideau, et le page armé et le duc endormi se trouvèrent en face l'un de l'autre. C'était une noble tête de vieillard, calme et belle, que l'assassin a revue bien des fois dans ses rêves, car il l'assassina, l'infâme ! mais Marguerite, la jeune et belle Marguerite n'entra point au couvent, et elle devint reine de Navarre, puis de France : le lendemain, le page reçut par un homme nommé Orsini une lettre et de l'or ; Marguerite le suppliait de s'éloigner pour toujours ; elle disait qu'après leur crime commun ils ne pouvaient plus se revoir.

MARGUERITE
Imprudente !

BURIDAN
Oui, imprudente ! n'est-ce pas ? car cette lettre, tout entière de son écriture, signée d'elle, reproduisait le crime dans tous ses détails et dans toute sa complicité. Marguerite la reine ne ferait plus maintenant ce qu'a fait Marguerite la jeune fille, n'est-ce pas, imprudente ?

MARGUERITE
Eh bien ! Lyonnet de Bournonville partit, n'est-ce pas ? et l'on ne sait ce qu'il est devenu, on ne le reverra jamais. La lettre est perdue ou déchirée, et ne peut être une preuve… Que peut donc avoir de commun avec cette histoire Marguerite, reine, régente de France ?

BURIDAN
Lyonnet de Bournonville n'est pas mort ; et tu le sais bien, Marguerite, car je t'ai vue tressaillir tout à l'heure en le reconnaissant.

MARGUERITE
Et la lettre, la lettre ?

BURIDAN
La lettre ? c'est le premier placet qui sera offert demain à Louis X, roi de France, rentrant dans Paris.

MARGUERITE
Tu dis cela pour m'épouvanter, cela n'est pas, cela ne peut être, tu te serais servi de ce moyen d'abord.

BURIDAN
Tu as pris soin de m'en fournir un autre ; j'ai réservé celui-là pour une seconde occasion ; n'ai-je pas mieux fait ?

MARGUERITE
La lettre ?

BURIDAN
Demain ton époux te la rendra ; tu m'as dis quel était le supplice des meurtriers. Marguerite, sais-tu quel est celui des parricides et des adultères ? écoute, Marguerite : on leur rase les cheveux avec des ciseaux rougis, on leur ouvre, vivants, la poitrine pour leur arracher le cœur ; on le brûle, on en jette la cendre aux vents, et trois jours on traîne par la ville le cadavre sur une claie.

MARGUERITE
Grâce ! grâce !

BURIDAN
Allons, allons ; un dernier service, Marguerite, délie ces cordes. — (Il tend les mains ; Marguerite les délie.)
Ah ! il est bon d'être libre ! vienne le bourreau, maintenant ! voilà des cordes. Eh bien ! qu'as-tu ? Demain on criera par la ville : Buridan, le meurtrier de Philippe d'Aulnay, s'est étranglé dans sa prison. Un autre cri lui répondra du Louvre : Marguerite de Bourgogne est condamnée à la peine des adultères et des parricides.

MARGUERITE
Grâce, Buridan !

BURIDAN
Je ne suis plus Buridan ; je suis Lyonnet de Bournonville… Le page de Marguerite… l'assassin du duc Robert.

MARGUERITE
Ne crie pas ainsi !

BURIDAN
Et que peux-tu craindre ? cet murs étouffent les cris, éteignent les sanglots, absorbent l'agonie.

MARGUERITE
Que veux-tu ? que veux-tu ?

BURIDAN
Tu rentres demain à la droite du roi, dans la ville de Paris : je veux rentrer à sa gauche : nous irons au-devant de lui ensemble.

MARGUERITE
Nous irons.

BURIDAN
C'est bien.

MARGUERITE
Et cette lettre ?…

BURIDAN
Eh bien ! quand on la lui présentera, c'est moi qui la prendrai ; ne serai-je pas premier ministre ?

MARGUERITE
Marigny n'est point encore mort.

BURIDAN
Hier, à la taverne d'Orsini, tu m'avais juré qu'à la dixième heure ce serait fait de lui.

MARGUERITE
Il me reste une heure encore, c'est plus qu'il n'en faut pour accomplir ma promesse, et je vais donner l'ordre…

BURIDAN
Attends ; une dernière question, Marguerite. Les enfants de Marguerite de Bourgogne et de Lyonnet de Bournonville, que sont-ils devenus ?

MARGUERITE
Je les ai confiés à un homme.

BURIDAN
Le nom de cet homme ?

MARGUERITE
Je ne m'en souviens pas…

BURIDAN
Cherche, Marguerite, et tu te le rappelleras.

MARGUERITE
Orsini, je crois.

BURIDAN (appelant.)
Orsini, Orsini !

MARGUERITE
Que fais-tu ?

BURIDAN
N'est-il pas là ?

MARGUERITE
Non.
(Orsini entre.)

BURIDAN
Le voici. Approche, Orsini ; demain je suis premier ministre… tu ne le crois pas ; dites-le-lui, madame, pour qu'il le croie.

MARGUERITE
C'est la vérité.

BURIDAN
Le premier acte de mon pouvoir sera de faire donner la question à un certain Orsini, qui était à la cour du duc Robert II.

ORSINI
Et pourquoi, monseigneur, pourquoi ?

BURIDAN
Pour savoir de lui comment il a accompli les ordres qu'il a reçus de sa souveraine Marguerite de Bourgogne, relativement à deux enfants.

ORSINI
Oh ! pardon, monseigneur, pardon de ne les avoir pas fait mourir, comme on me l'avait ordonné.

MARGUERITE
Ce n'était pas moi qui avais donné cet ordre… c'était…

BURIDAN
Tais-toi, Marguerite.

ORSINI
Pardon si je n'en ai pas eu le courage ; c'étaient deux fils si faibles et si beaux !

BURIDAN
Qu'en as-tu fait, malheureux ?

ORSINI
Je les ai donnés pour les exposer à un de mes hommes ; et j'ai dit qu'ils étaient morts.

BURIDAN
Et cet homme ?

ORSINI
C'est un des guichetiers de cette prison ; on le nomme Landry ! Pardon.

BURIDAN
C'est bien, Orsini ; voilà un trait qui te fait honneur ! une idée qui t'est venue à toi et qui n'est pas venue à une mère : qu'on n'avait pas besoin de tuer ses enfants lorsqu'on pouvait les exposer. Orsini, eusses-tu commis bien des crimes, voilà une action qui les rachète ; il te reste donc un cœur ! il te reste donc une âme ! embrasse-moi, Orsini ! embrasse-moi ! Oh ! tu auras de l'or ce que pesaient ces enfants ; deux garçons, n'est-ce pas ? oh ! mes enfants ! mes enfants ! Ah ! assez, assez, tu vois bien que la reine me prend en pitié.

ORSINI
Que me reste-t-il à faire, monseigneur ?

BURIDAN
Prends cette lampe, et éclaire le chemin… Prenez mon bras, madame.

MARGUERITE
Où allons-nous ?

BURIDAN
Au-devant du roi Louis X, qui rentre demain dans sa bonne ville de Paris.

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