ACTE PREMIER - Scène IV
(Les mêmes ; GAULTIER D'AULNAY.)
PHILIPPE
Chut ! voici Gaultier… À moi, frère, à moi !
(Il lui tend les bras.)
GAULTIER (s'y jetant.)
Ta main, frère… Ah ! te voilà donc ! c'est toi et bien toi ?
PHILIPPE
Eh ! oui.
GAULTIER
M'aimes-tu toujours ?
PHILIPPE
Comme la moitié de moi-même.
GAULTIER
Et tu as raison, frère. Embrasse-moi encore… Quel est cet homme ?
PHILIPPE
Un ami d'une heure, qui m'a rendu un service dont je me souviendrai toute la vie : il m'a tiré des mains d'une douzaine de truands à qui j'avais jeté une malédiction et un gobelet à la tête, parce qu'ils parlaient mal de toi.
GAULTIER
Ah ! merci pour lui, merci pour moi. Si Gaultier d'Aulnay peut vous être bon à quelque chose, fût-il à prier sur la tombe de sa mère, et Dieu veuille qu'il la connaisse un jour ! fût-il aux genoux de sa maîtresse, et Dieu lui garde la sienne ! à votre premier appel il se lèvera, ira vers vous, et, s'il vous faut son sang ou sa vie, il vous les donnera comme il vous donne sa main.
BURIDAN
Vous vous aimez saintement, mes gentilshommes, à ce qu'il parait ?
PHILIPPE
Oui : voyez-vous, capitaine, c'est que nous n'avons dans le monde, lui, que moi, moi, que lui ; car nous sommes jumeaux et sans parents, avec une croix rouge au bras gauche pour tout signe de reconnaissance ; car nous avons été exposés ensemble et nus sur le parvis Notre-Dame ; car nous avons eu faim et froid ensemble, et nous nous sommes réchauffés et rassasiés ensemble.
GAULTIER
Et, depuis ce temps-là, nos plus longues absences ont été de six mois ; et lorsqu'il mourra, lui, je mourrai, moi ; car, ainsi qu'il n'est venu au monde que de quelques heures avant moi, je ne dois lui survivre que de quelques heures. Ces choses-là sont écrites, croyez-le ; aussi, entre nous, tout à deux, rien à un seul : notre cheval, notre bourse, notre épée sur un signe, notre vie sur un mot. Au revoir, capitaine. Viens chez moi, frère.
PHILIPPE
Non pas, mon féal ; il faut que je passe cette nuit quelque part où quelqu'un m'attend.
GAULTIER
Arrivé il y a deux heures, tu as un rendez-vous pour cette nuit ? Prends garde, frère : – (Deux garçons taverniers passent et vont fermer les volets.)
depuis quelque temps la Seine charrie bien des cadavres, la grève reçoit bien des morts ; mais c'est surtout de gentilshommes étrangers qu'on fait chaque jour aux rives du fleuve la sanglante récolte. Prends garde, frère, prends garde !
PHILIPPE
Vous entendez, capitaine ; irez-vous ?
BURIDAN
J'irai.
PHILIPPE
Et moi aussi.
GAULTIER
Depuis quand êtes-vous arrivé, capitaine ?
BURIDAN
Depuis cinq jours.
GAULTIER ( réfléchissant.)
Toi depuis deux heures, lui depuis cinq jours… toi, tout jeune ; lui, jeune encore… N'y allez pas, mes amis, n'y allez pas !
PHILIPPE
Nous avons promis, promis sur notre honneur.
GAULTIER
La promesse est sacrée,… allez-y donc ; mais demain, demain dès le matin, frère…
PHILIPPE
Sois tranquille.
GAULTIER (se retournant et prenant la main de Buridan.)
Vous, quand vous voudrez, messire.
BURIDAN
Merci.
(On entend la cloche du couvre-feu.)
ORSINI (entrant.)
Voici le couvre-feu, messeigneurs.
BURIDAN (prenant son manteau et sortant.)
Adieu, on m'attend à la deuxième tour du Louvre.
PHILIPPE (de même.)
Moi, rue Froid-Mantel.
GAULTIER
Moi, au palais.
ORSINI (seul.)
(Il ferme la porte et donne un coup de sifflet : Landry et trois hommes paraissent.)
Et nous, enfants, à la tour de Nesle.
(Tableau 2)
(Intérieur circulaire. Deux portes à droite de l'acteur, au premier plan, une à gauche ; une fenêtre au fond avec un balcon ; une toilette, chaises, fauteuils.)