ACTE PREMIER - Scène IX
(PHILIPPE BURIDAN.)
(Buridan sort lentement de la porte à gauche, étend les bras, se glisse dans l'ombre et met la main sur le bras de Philippe.)
BURIDAN
Qui est là ?
PHILIPPE
Moi.
BURIDAN
Qui, toi ?
PHILIPPE
Que t'importe ?
BURIDAN
Je connais ta voix.
(Il l'entraîne vers la fenêtre.)
PHILIPPE
Buridan !
BURIDAN
Philippe !
PHILIPPE
Vous ici !
BURIDAN
Oui, Sang-Dieu, moi ici ! et qui voudrais bien vous rencontrer ailleurs.
PHILIPPE
Pourquoi cela ?
BURIDAN
Vous ne savez donc pas où nous sommes ?
PHILIPPE
Où sommes-nous ?
BURIDAN
Vous ne savez donc pas quelles sont ces femmes ?
PHILIPPE
Vous êtes tout ému, Buridan.
BURIDAN
Ces femmes… N'avez-vous pas quelques soupçons de leur rang ?
PHILIPPE
Non.
BURIDAN
N'avez-vous pas remarqué que ce doivent être de grandes dames ? Avez-vous vu, car je pense qu'il vient de vous arriver à vous ce qui vient de m'arriver à moi : avez-vous vu dans vos amours de garnison beaucoup de mains aussi blanches, beaucoup de sourires aussi froids ? avez-vous remarqué ces riches habits, ces voix si douces, ces regards si faux ? Ce sont de grandes dames, voyez-vous : elles nous ont fait chercher dans la nuit par une femme vieille et voilée qui avait des paroles mielleuses. Oh ! ce sont de grandes dames ! À peine sommes-nous entrés dans cet endroit éblouissant, parfumé et chaud à enivrer, qu'elles nous ont accueilli avec mille tendresses, qu'elles se sont livrées à nous sans détour, sans retard, à nous, tout de suite, à nous inconnus et tout mouillés de cet orage. Vous voyez bien que ce sont de grandes dames. À table, et c'est notre histoire à tous deux, n'est-ce pas ? À table, elles se sont abandonnées à tout ce que l'amour et l'ivresse ont d'emportement et d'oubli : elles ont blasphémé, elles ont tenu d'étranges discours et dit d'odieuses paroles, elles ont oublié toute retenue, toute pudeur ; oublié la terre, oublié le ciel. Ce sont de grandes dames, de très-grandes dames, je vous le répète.
PHILIPPE
Eh bien ?
BURIDAN
Eh bien ! cela ne vous fait-il pas quelque peur ?
PHILIPPE
Peur, et quelle peur ?
BURIDAN
Ces soins qu'elles prennent pour rester inconnues.
PHILIPPE
Que je revoie la mienne demain, et je la reconnaîtrai.
BURIDAN
Elle s'est donc démasquée ?
PHILIPPE
Non, mais avec cette épingle d'or, à travers son masque, je lui ai fait au visage un signe qu'elle gardera longtemps.
BURIDAN
Malheureux ! il y avait peut-être encore quelque espoir de nous sauver, et tu nous tues !
PHILIPPE
Comment ?
BURIDAN (le conduisant à la fenêtre.)
Regarde devant toi.
PHILIPPE
Le Louvre.
BURIDAN
À tes pieds ?
PHILIPPE
La Seine.
BURIDAN
Et autour de nous, la tour de Nesle.
PHILIPPE
La tour de Nesle !
BURIDAN
Oui, oui, la vieille tour de Nesle, au-dessous de laquelle on retrouve tant de cadavres.
PHILIPPE
Et nous sommes sans armes ; car on vous a demandé en entrant votre épée comme on m'a demandé la mienne.
BURIDAN
À quoi nous serviraient-elles nos épées ? il ne s'agit pas de nous défendre, mais de fuir. Voyez cette porte ?
PHILIPPE (secouant la porte de gauche.)
Fermée… Ah ! écoute… Si je meurs et si tu vis, tu me vengeras.
BURIDAN
Oui, et si je meurs et que tu vives, à toi la vengeance ; tu iras trouver ton frère Gaultier, ton frère qui peut tout ; tu lui diras… écoute, il faut écrire, il faut des preuves.
PHILIPPE
Ni plume, ni encre, ni parchemin.
BURIDAN
Voici des tablettes ; tu tiens encore cette épingle : sur ton bras il y a des veines et dans ces veines du sang ; écris, pour que ton frère me croie, si je vais lui demander vengeance pour toi ; écris, écris : j'ai été assassiné par… je mettrai le nom, moi, car je saurai qui, oui, je saurai qui… et signe ; si tu te sauves, fais pour moi ce que j'aurais fait pour toi. Adieu… Tâchons de fuir chacun de notre côté… Adieu…
PHILIPPE
Adieu, frère ; à la vie… à la mort.
(Ils s'embrassent ; Philippe rentre dans l'appartement dont il est sorti. Buridan va pour essayer de sortir ; il recule devant Landry qui entre.)