ACTE DEUXIÈME - Scène VII
(MARGUERITE GAULTIER.)
GAULTIER
Marguerite !… c'est toi, Marguerite ?
MARGUERITE
Gaultier !… c'est mon bon génie qui me l'envoie.
GAULTIER
Je t'ai cherchée toute la journée pour te demander justice, Marguerite… Je venais chez Orsini pour qu'il m'aidât à te voir, car il me faut justice… Te voilà, ma reine… Justice ! justice !
MARGUERITE
Et moi je venais chez Orsini, comptant t'envoyer chercher par lui ; car avant de me séparer de toi, je voulais te dire adieu.
GAULTIER
Adieu, dis-tu ?… Pardon, je ne comprends pas bien… car une seule idée me poursuit, m'obsède… je vois toujours sur cette grève nue le corps de mon frère, noyé… souillé… percé de coups… Il me faut son meurtrier, Marguerite !
MARGUERITE
Oui, j'ai donné des ordres :… ton frère sera vengé, Gaultier ;… son meurtrier, nous le trouverons, je te le jure… Mais le roi arrive demain, il faut nous séparer.
GAULTIER
Nous séparer ?… qu'est-ce que tu dis là ?… Mes pensées sont là comme une nuit d'orage, et ce que tu viens de me dire comme un éclair qui me permet d'y lire un instant… Oui, nous nous séparerons… oui, quand mon frère sera vengé.
MARGUERITE
Nous nous séparerons demain… le roi vient demain ; oh ! pourquoi dans le cœur de mon Gaultier, dans ce cœur qui était tout entier à sa Marguerite, un autre sentiment est-il venu remplacer l'amour ? hier encore il était tout à moi ce cœur. — (Elle met la main sur la poitrine de Gaultier ; à part :)
Les tablettes sont là.
GAULTIER
Oui, tout entier à la vengeance ; puis après, tout entier à toi.
MARGUERITE
Qu'as-tu donc là ?
GAULTIER
Ce sont des tablettes.
MARGUERITE
Oui, des tablettes qu'un moine t'a remises ce matin : tu es le dépositaire heureux des pensées de quelqu'une des femmes de ma cour.
GAULTIER
Oh ! Marguerite ; te railles-tu de moi ? Non : ces tablettes me viennent d'un capitaine que je n'ai vu qu'une fois, dont je ne sais pas même le nom, qui me les a envoyées je ne sais pourquoi, et qui était hier ici avec mon frère, mon pauvre frère !
MARGUERITE
Tu penses que je croirai cela, Gaultier ? Mais qu'importe ? la jalousie sied-elle à ceux qui vont être séparés à jamais ! Adieu, Gaultier, adieu !
GAULTIER
Que fais-tu, Marguerite ? tu veux donc me rendre fou ! Je viens, désespéré, te redemander mon frère, et tu me parles de départ ; un premier malheur m'ébranle et tu m'écrases avec un second. Pourquoi partir ? pourquoi me dire adieu ?
MARGUERITE
Le roi a des soupçons, Gaultier ; il ne faut pas qu'il te trouve ici : d'ailleurs, tu emporteras ces tablettes pour te consoler.
GAULTIER
Tu crois donc réellement que c'est d'une femme ?
MARGUERITE
j'en suis sûre. Déjà mille fois tu m'aurais rassurée en me les montrant.
GAULTIER
Mais le puis-je ? Sont-elles à moi ? J'ai juré sur l'honneur de ne les ouvrir que demain, ou de les rendre à celui à qui elles appartiennent, s'il me les réclame. Puis-je te rendre plus claire une chose que je ne comprends pas moi-même ? J'ai juré sur l'honneur qu'elles ne sortiraient point de mes mains. Voilà tout ; j'ai juré.
MARGUERITE
Et moi, je n'avais rien juré sur l'honneur, n'est-ce pas ? Je n'ai violé aucun serment pour toi, n'est-ce pas ? Oublie que j'ai été pour toi parjure, car le parjure est dans l'amour plutôt encore que dans l'adultère. Oublie et garde ta parole, et moi ma jalousie. Adieu !
GAULTIER
Marguerite, au nom du ciel…
MARGUERITE
L'honneur ! l'honneur d'un homme !… Et l'honneur d'une femme, n'est-ce donc rien ? Tu as juré ; mais moi, un mot, une pensée de toi, m'a fait oublier un serment fait à Dieu, et je l'oublierais encore ; et si tu m'en priais, j'oublierais le monde entier pour toi.
GAULTIER
Et cependant tu veux que je parte ! tu veux que nous nous séparions !
MARGUERITE
Oui, oui. Je l'ai promis au saint tribunal, cette séparation. Eh bien ! si tu l'exigeais, si j'avais la certitude que ces tablettes ne sont pas d'une femme, eh bien ! je braverais pour toi l'anathème de Dieu comme j'ai bravé celui des hommes ; car penses-tu qu'à la cour on croie à la pureté de notre amour ? Ils me croient coupable, n'est-ce pas, comme si je l'étais ? eh bien ! malgré la nécessité de ton départ, si tu me priais comme je te prie, je le dirais : Reste, mon Gaultier, reste ; meure ma réputation, meure ma puissance ! mais reste, reste près de moi, près de moi toujours !
GAULTIER
Tu ferais cela ?
MARGUERITE
Oui ! mais je suis une femme !… moi, dont l'honneur n'est rien, qui peux être parjure impunément et qu'on peut torturer à loisir, pourvu qu'on ne manque pas à sa parole de gentilhomme ; qu'on peut faire mourir de jalousie, pourvu qu'on garde son serment.
GAULTIER
Mais si l'on savait jamais…
MARGUERITE
Qui le saura ? avons-nous des témoins ici ?
GAULTIER
Tu me les rendras demain avant dix heures.
MARGUERITE
Je te les rendrai à l'instant même.
GAULTIER
Mon Dieu, pardonnes-moi ! mais est-ce un ange ou un démon qui me fait ainsi oublier mon frère, mes serments, mon honneur ?
MARGUERITE (les prenant.)
Je les tiens.
(Elle entre dans la chambre voisine.)
GAULTIER (seul.)
Marguerite ! Marguerite ! Oh ! faiblesse humaine ! oh ! pardon, mon frère ! étais-je venu pour parler d'amour ? étais-je venu pour rassurer les craintes frivoles d'une femme ? J'étais venu pour te venger, mon frère ! pardon !
MARGUERITE (rentrant.)
Oh ! j'étais insensée ! Non, non ! il n'y avait rien dans ces tablettes ; ce n'était point une femme qui te les avait données ! Mon Gaultier ne ment pas lorsqu'il dit qu'il m'aime, qu'il n'aime que moi. Eh bien ! moi aussi je n'aime que lui : moi aussi je tiendrai ma promesse, et nous ne serons pas séparés : peu m'importe les soupçons du roi ; je serais si heureuse de mourir pour mon chevalier !
GAULTIER
Pensons à mon frère, Marguerite.
MARGUERITE
Eh bien ! mon ami, des recherches ont déjà été faites, et l'on soupçonne…
GAULTIER
Et qui soupçonne-t-on ?
MARGUERITE
Un capitaine étranger qui n'est ici que depuis quelques jours, qui doit demain pour la première fois venir à la cour.
GAULTIER
Son nom ?
MARGUERITE
Buridan, je crois.
GAULTIER
Buridan ! et vous avez donné l'ordre qu'il fût arrêté, n'est-ce pas ?
MARGUERITE
C'est ce soir seulement que j'ai su cela, et je n'avais point là mon capitaine des gardes.
GAULTIER
L'ordre ! l'ordre ! que j'arrête cet homme-là moi-même ! Oh ! un autre n'arrêtera pas l'assassin de mon frère ! l'ordre, Marguerite ! l'ordre, au nom du ciel !
MARGUERITE
Tu l'arrêteras, toi ?
GAULTIER
Oui ! fut-il en prière au pied de l'autel, je l'arracherai du pied de l'autel. Oui, je l'arrêterai, partout où il sera.
MARGUERITE (va à la table et signe un parchemin.)
Voilà l'ordre.
GAULTIER
Merci, merci, ma reine !
MARGUERITE (menaçante.)
Oh ! Buridan, c'est moi maintenant qui tiens ta vie entre mes mains.