ACTE DEUXIÈME - Scène III
(Les précédents ; LA REINE, pages, gardes, ensuite UN BOHÉMIEN.)
LA REINE
Dieu vous garde, messieurs ; vous savez que le roi, mon seigneur et maître, arrive demain ; ainsi, si vous avez aujourd'hui quelque grâce à demander à la régente, hâtez-vous, car je n'ai plus qu'un jour de puissance.
SAVOISY
Nous ne vous presserons pas, madame : vous serez notre reine toujours, reine par le sang, reine par la beauté ; et vous serez toujours véritablement régente en France, tant que notre roi, que Dieu garde ! conservera des yeux et un cœur.
MARGUERITE
Vous me flattez, comte. Bonjour, seigneur Gaultier ; vous deviez m'amener votre frère ?
GAULTIER
Et vous me voyez bien inquiet de lui, madame, Oh ! la maudite ville de Paris ! elle est pleine de Bohémiens et sorciers… Ne haussez pas les épaules, monsieur de Marigny, je ne vous accuse pas ; la ville, grandissant tous les jours ainsi qu'elle fait, échappe à votre puissance. Ce matin encore on a retrouvé sur la grève, un peu au-dessous de la tour de Nesle, un cadavre.
MARIGNY
Deux, monsieur.
MARGUERITE (à part.)
Deux !
GAULTIER
Et qui voulez-vous qui fasse ces meurtres, sinon Bohémiens et sorciers, qui ont besoin de sang pour leurs corporations ? Croyez-vous qu'on force la nature à révéler ses secrets sans d'horribles profanations ?
MARGUERITE
Vous oubliez, messire Gaultier, que monsieur de Marigny ne croit pas à la nécromancie.
SAVOISY (à la fenêtre.)
Il n'y croit pas ? Eh ! madame, on n'a qu'à jeter les yeux dans la rue, on n'y voit que nécromanciens et sorciers ; en face même de votre palais, en voici un qui semble attendre qu'on le consulte, tant il fixe les yeux avec acharnement sur cette fenêtre.
MARGUERITE
Appelez-le, seigneur de Savoisy ; je ne serais pas fâchée qu'il nous annonçât ce qui arrivera à monsieur de Marigny au retour du roi ; voulez-vous, messieurs ?
PIERREFONDS
Notre reine est maîtresse.
SAVOISY (criant à la fenêtre.)
Monte ici, Bohémien, et fais provision de bonnes nouvelles ; c'est une reine qui veut savoir l'avenir.
MARGUERITE
Allons, messieurs, il faut recevoir dignement ce savant nécromancien.
SAVOISY
Oui, sans doute, mais comme sa science peut lui venir également de Dieu ou de Satan, à tout hasard signons-nous. – (Ils font tous le signe de la croix, à l'exception de Marigny.)
Le voici ; pardieu ! il a passé à travers les murs. – (Allant à lui.)
Bohémien maudit, la reine t'a fait venir pour que tu dises au premier ministre…
LE BOHÉMIEN (entrant par la porte de droite.)
Laisse-moi donc aller à lui, si tu veux que je lui parle. Enguerrand de Marigny, me voilà.
MARIGNY
Écoute, sorcier, si tu veux être le bien venu ici, annonce-moi plutôt mille disgrâces qu'une disgrâce, mille morts qu'une mort, et je puis ajouter encore qu'autant tes prédictions trouveront les autres confiants et joyeux, autant elles me trouveront tranquille et incrédule.
LE BOHÉMIEN
Enguerrand, je n'ai qu'une disgrâce et une mort à t'annoncer, mais une disgrâce prochaine et une mort terrible. Si tu as quelque compte à régler avec Dieu, hâte-toi, car par ma voix il ne te donne que trois jours.
MARIGNY
Merci, Bohémien ; car chacun de nous ne sait pas même s'il a trois heures ; d'autres t'attendent… merci
LE BOHÉMIEN
Que veux-tu que je te dise, à toi, Gaultier d'Aulnay ? à ton âge le passé c'est hier, l'avenir c'est demain.
GAULTIER
Eh bien ! parle-moi du présent.
LE BOHÉMIEN
Enfant, demande-moi plutôt le passé, demande-moi plutôt l'avenir ; mais le présent, non, non !
GAULTIER
Sorcier, je veux le savoir. Que se passe-t-il maintenant en moi ?
LE BOHÉMIEN
Tu attends ton frère, et ton frère ne vient pas.
GAULTIER
Et mon frère ! où est-il ?
LE BOHÉMIEN
Le peuple se presse en foule sur le rivage de la Seine.
GAULTIER
Mon frère !
LE BOHÉMIEN
Il entoure deux cadavres en criant : Malheur !
GAULTIER
Mon frère !
LE BOHÉMIEN
Descends, et cours à la grève.
GAULTIER
Mon frère !
LE BOHÉMIEN
Et là, regarde au bras gauche de l'un des noyés, et une voix de plus criera : Malheur ! malheur !
GAULTIER ( se précipitant hors de l'appartement.)
Mon frère ! mon frère !
LE BOHÉMIEN (se retournant vers la reine.)
Et vous, Marguerite de Bourgogne, ne voulez-vous rien savoir ? ou croyez-vous que je n'aie rien à vous dire ? Pensez-vous qu'une destinée royale soit surhumaine, et que des yeux mortels ne puissent y lire ?
MARGUERITE
Je ne veux rien savoir, rien.
LE BOHÉMIEN
Et tu m'as fait venir, cependant ; me voici, Marguerite ; maintenant il faut que tu m'entendes.
MARGUERITE (seule, sur son trône.)
Ne vous éloignez pas, monsieur de Marigny.
LE BOHÉMIEN
Oh ! Marguerite ! Marguerite ! à qui faut-il des nuits bien sombres au dehors, bien éclairées au dedans ?
MARGUERITE
Qui donc a appelé ce Bohémien ? Qui l'a appelé ? que me veut-il ?
LE BOHÉMIEN (mettant le pied sur la première marche du trône.)
Marguerite, n'est-ce pas qu'à ton compte il manque un cadavre ? n'est-ce pas que tu croyais ce matin entendre dire trois au lieu de deux ?
MARGUERITE (se levant.)
Tais-toi donc, ou dis-moi qui te donne cette puissance de deviner ?
LE BOHÉMIEN (lui montrant l'aiguille d'or de sa coiffure.)
Voilà mon talisman, Marguerite. Ah ! tu portes la main à ta joue ! C'est bien, tout est dit. — (À part.)
C'est elle. — (Haut.)
Il faut que je te dise un dernier mot que nul n'entende. Arrière, seigneur de Marigny.
MARIGNY
Bohémien, je n'ai d'ordre à recevoir que de la reine.
MARGUERITE (descendant du trône.)
Éloignez-vous, éloignez-vous.
LE BOHÉMIEN
Tu vois que je sais tout, Marguerite : que ton amour, ton honneur, ta vie sont entre mes mains. Marguerite, ce soir je t'attendrai après le couvre-feu à la taverne d'Orsini. Il faut que je te parle seul.
MARGUERITE
Une reine de France peut-elle sortir seule à cette heure ?
LE BOHÉMIEN
Il n'y a pas plus loin d'ici à la porte Saint Honoré que d'ici à la tour de Nesle.
MARGUERITE
J'irai, j'irai.
LE BOHÉMIEN
Tu apporteras un parchemin et le sceau de l'État.
MARGUERITE
Soit, mais d'ici là ?
LE BOHÉMIEN
D'ici là ? vous allez rentrer dans votre appartement qui sera fermé pour tout le monde.
MARGUERITE
Pour tout le monde.
LE BOHÉMIEN
Même pour Gaultier d'Aulnay, surtout pour Gaultier d'Aulnay. Messeigneurs, la reine vous remercie et prie Dieu de vous avoir en sa garde ; défendez la porte de vos appartements, madame.
MARGUERITE
Gardes, ne laissez entrer personne.
LE BOHÉMIEN
À ce soir chez Orsini, Marguerite.
MARGUERITE ( en sortant.)
À ce soir.
(Le Bohémien passe au milieu des seigneurs qui s'écartent et le regardent avec terreur.)
SAVOISY
Messeigneurs, concevez-vous quelque chose de pareil ? et cet homme n'est-il pas Satan ?
PIERREFONDS
Qu'a-t-il donc pu dire à la reine ?
SAVOISY
Monsieur de Marigny, vous qui étiez près de Marguerite, avez-vous entendu quelque chose de sa prédiction ?
MARIGNY
Il se peut, messeigneurs, mais je ne me rappelle que celle qu'il m'a faite.
SAVOISY
Eh bien ! croirez–vous désormais aux sorciers ?
MARIGNY
Pourquoi plus qu'auparavant ? Il m'a annoncé ma disgrâce : je suis encore ministre. Il m'a annoncé ma mort ;… vrai Dieu ! messieurs, si l'un de vous est tenté de s'assurer que je suis bien vivant, il n'a qu'à le dire : j'ai au côté une épée qui se chargera en pareil cas de répondre pour son maître.
GAULTIER (se précipitant dans la salle.)
Justice ! justice !
TOUS
Gaultier !
GAULTIER
C'était mon frère, messeigneurs, mon frère Philippe, mon seul ami, mon seul parent. Mon frère égorgé ! noyé ! mon frère sur la grève ; malédiction ! il me faut justice, il me faut son assassin, que je l'égorge, que je le foule aux pieds. Son assassin, Savoisy, le connais-tu ?
SAVOISY
Mais tu es insensé !
GAULTIER
Non, je suis maudit ; mon grade, mon sang, mon or à qui me le nommera. Monsieur de Marigny, prenez-y garde, c'est tous qui m'en répondez ; vous êtes le gardien de la ville de Paris ; pas une goutte de sang ne s'y verse par un meurtre qu'elle ne vous tache. Où est la reine ? je veux voir la reine, je veux voir Marguerite ; Marguerite me fera justice. Mon frère ! mon frère !
(Il se précipite vers la porte du fond.)
SAVOISY
Gaultier, mon ami…
GAULTIER
Je n'ai pas d'ami ; je n'avais qu'un frère, il me faut mon frère vivant ou son assassin mort. Marguerite ! Marguerite ! — (Il secoue la porte.)
C'est moi, c'est moi, ouvrez !
UN CAPITAINE
On ne passe pas.
GAULTIER
Moi ! moi ! je passe, laissez-moi… Marguerite, mon frère ! — (Les gardes le prennent à bras le corps et l'éloignent ; il tire son épée.)
Il faut que je la voie, je le veux. — (Il est désarmé par les gardes.)
Ah ! ah ! malédiction ! — (Il tombe et se roule.)
Ah ! mon frère, mon frère !!!
(Tableau 4)
(La taverne d'Orsini ; décors du premier acte)