ACTE CINQUIÈME - Scène IV



(BURIDAN puis LANDRY.)

BURIDAN (seul)
C'est bien, va la rejoindre, et perdez-vous l'un par l'autre ; c'est bien. Si Savoisy est aussi exact qu'eux, il fera d'étranges prisonniers. Maintenant une seule chose me reste à savoir… ce que sont devenus ces deux malheureux enfants. Oh ! si je les avais pour leur faire partager ma fortune et m'appuyer sur eux ! Landry sera bien fin si je ne parviens à apprendre de lui ce qu'ils sont devenus. Le voilà.

LANDRY
Vous avez encore quelque chose à me dire, capitaine ?

BURIDAN
Oh ! rien. Dis-moi, combien faut-il de temps à ce jeune homme pour aller d'ici à la tour de Nesle ?

LANDRY
Vu qu'il ne se trouvera pas de bateau maintenant, il faudra qu'il remonte jusqu'au Pont-aux-Moulins ; c'est une demi-heure à peu près.

BURIDAN
C'est bien, mets ce sablier sur cette table ; je voulais causer de notre ancienne connaissance, Landry, de nos guerres d'Italie : ajoute un verre et assieds-toi.

LANDRY
Oui, oui, c'étaient de rudes guerres et un bon temps ; les jours se passaient en bataille et les nuits en orgie. Vous rappelez-vous, capitaine, les vins de ce riche prieur de Gênes, dont nous bûmes jusqu'à la dernière goutte ? ce couvent de jeunes filles dont nous enlevâmes jusqu'à la dernière nonne ? Toutes ces choses sont de joyeux souvenirs, mais de gros péchés, capitaine.

BURIDAN
Au jour de la mort on mettra nos péchés d'un côté de la balance et nos bonnes actions de l'autre : j'espère que tu as fait assez provision de ces dernières pour que le bassin l'emporte ?

LANDRY
Oui, oui, j'ai bien quelques œuvres méritantes, et dans lesquelles j'espère…
(Ils boivent)

BURIDAN
Raconte-les-moi, cela m'édifiera.

LANDRY
Dans le procès des Templiers, qui a eu lieu au commencement de cette année, il manquait un témoin pour faire triompher la cause de Dieu, et condamner Jacques de Molay, le grand maître ; un digne bénédictin jeta les yeux sur moi, et me dicta un faux témoignage, que je répétai saintement mot à mot devant la justice, comme s'il était vrai ; le surlendemain les hérétiques furent brûlés à la grande gloire de Dieu et de notre sainte religion.

BURIDAN
Continue, mon brave… On m'a raconté une histoire d'enfants…
(Ils boivent.)

LANDRY
Oui, c'était en Allemagne, pauvre petit ange ! j'espère qu'il prie là-haut pour moi, celui-là. Imaginez-vous, capitaine, que nous donnions la chasse à des Bohémiens qui sont, comme vous savez, païens, idolâtres et infidèles ; nous traversions leur village qui était tout en feu. J'entends pleurer dans une maison qui brûlait, j'entre ; il y avait un pauvre petit enfant de Bohême abandonné. Je cherche autour de moi, je trouve de l'eau dans un vase ; en un tour de main, je le baptise, le voilà chrétien ; c'est bon. J'allais le mettre dans un endroit où le feu ne pouvait l'atteindre, quand je réfléchis que le lendemain les parents seraient revenus, et le baptême au diable. Alors je le couchai proprement dans son berceau et je rejoignis les camarades ; derrière moi le toit s'abîma.

BURIDAN (avec distraction.)
Et l'enfant périt ?

LANDRY
Oui ; mais qui fut bien penaud, c'est Satan, qui croyait venir chercher une âme idolâtre, et qui se brûla les doigts à une âme chrétienne.

BURIDAN
Allons, je vois que tu as toujours eu une religion bien dirigée ; mais je voulais parler d'autres enfants… de deux enfants qu'Orsini…

LANDRY
Je sais ce que vous voulez dire.

BURIDAN
Ah !

LANDRY
Oui, oui, c'étaient deux pauvres petits qu'Orsini m'avait dit de jeter à l'eau comme des chats qui n'y voient pas encore clair, et que j'eus la tentation de conserver de ce monde, vu qu'il m'assura qu'ils étaient chrétiens.

BURIDAN (vivement.)
Et qu'en fis-tu ?

LANDRY
Je les exposai au parvis Notre-Dame, où l'on met d'habitude ces petites créatures.

BURIDAN
Sais-tu ce qu'ils devinrent ?

LANDRY
Non ; je sais qu'ils ont été recueillis, voilà tout, car le soir, ils n'y étaient plus.

BURIDAN
Et ne leur imprimas-tu aucun signe afin de les reconnaître ?

LANDRY
Si fait, si fait… je leur fis, ils pleurèrent même bien fort ; mais c'était pour leur bien, je leur fis avec mon poignard une croix sur le bras gauche.

BURIDAN (se levant.)
Une croix rouge ? une croix au bras gauche ? une croix pareille à tous deux ? Oh ! dis que ce n'est pas une croix que tu leur as faite, dis que ce n'était pas au bras gauche, dis que c'était un autre signe…

LANDRY
C'était une croix et pas autre chose ; c'était au bras gauche et pas autre part.

BURIDAN
Oh ! malheur ! malheur ! mes enfants ! Philippe, Gaultier ! l'un mort, l'autre près de mourir… tous deux assassinés, l'un par elle, l'autre par moi, justice de Dieu ! Landry, où peut-on avoir une barque, que nous arrivions avant ce jeune homme ?

LANDRY
Chez Simon le pécheur.

BURIDAN
Alors une échelle, une épée, et suis-moi.

LANDRY
Où cela, capitaine ?

BURIDAN
À la tour de Nesle, malheureux !
(Tableau 5)
(La Tour de Nesle.)

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