Acte II - Scène première


(À l'hôtel du Libre-Echange)
(Le théâtre est divisé en trois parties. La partie gauche est occupée par une chambre dont l'intérieur est visible pour le public. À gauche, premier plan, contre le mur, une petite table ronde couverte d'un tapis fané ; deuxième plan, porte donnant sur un cabinet de toilette ; troisième plan, en pan coupé, une cheminée ; au fond, face au public, un lit avec édredon et rideaux de Perse à fleurs, passés dans un anneau en acajou vissé au plafond. À droite, premier plan, porte donnant sur le palier ; cette porte s'ouvre intérieurement dans la chambre de l'avant-scène, vers le fond ; au milieu et sur le devant de la scène, une chaise de paille ; l'ameublement indique un hôtel de cinquième ordre ; sur les murs, papier à ramages bleus de mauvais goût et sale ; sur la cheminée, une pendule en zinc avec un globe ; à droite et à gauche, deux flambeaux avec bougies et deux vases en porcelaine peinte, avec des fleurs artificielles et des plumets ; sur l'édredon du lit, un dessus de lit au crochet ; à la tête du lit, une table de nuit, avec une carafe, un verre et un sucrier. Le palier occupe la deuxième partie du théâtre ; soit celle du milieu ; premier plan à gauche, porte sus-énoncée donnant sur la chambre de gauche et, au-dessus, peint sur le mur, le n° 10 ; au second plan, derrière et au fond, face au public, escalier praticable venant des dessous, de gauche à droite, et continuant à monter de gauche à droite ; à hauteur de la troisième marche, porte donnant sur une chambre, face au public, surmontée du n° 9 ; l'escalier qui tourne à droite, à partir de cet endroit, va se perdre dans le plafond à droite, de façon que la montée soit entièrement visible pour le public ; à droite, premier plan, accoté au mur qui sépare le palier de la chambre de droite, un tableau avec clous à crochets numérotés, auxquels sont suspendues des clefs ; au dessous, petite table à tiroirs, avec des bougeoirs en cuivre, dont l'un est allumé ; devant la table, une chaise en paille ; à la suite de la table, dans le sens de la profondeur, porte donnant sur la chambre de droite, surmontée du n° 11 ; la porte s'ouvre intérieurement dans la chambre de l'avant-scène, vers le fond. La troisième partie du théâtre est occupée par une grande pièce, sorte de dortoir. À gauche, entre la porte et l'avant-scène, un lit de fer appliqué sur son côté au mur ; au-dessus du lit, une petite glace. À droite, premier plan ; lui faisant face, deux autres lits en fer placés parallèlement à la rampe, face au mur ; devant le premier, une chaise ; au deuxième plan, après le second lit, porte donnant sur un cabinet de toilette ; au troisième plan, en pan coupé, une fenêtre et, au-dessous, un quatrième lit en fer appliqué sur son côté au mur. Au fond, à droite, face au public, porte donnant sur un cabinet de toilette et s'ouvrant intérieurement dans le cabinet de toilette ; entre le lit et la porte, une chaise ; au fond, à gauche, un grand lit en bois avec rideaux blancs passés dans un anneau comme dans la chambre de gauche ; derrière la tête du lit, qui est à droite, une chaise ; une patère est accrochée au mur à la tête du lit, table de nuit devant ; petite table ronde avec tapis au milieu de la scène, entre le lit de gauche et ceux de droite ; papier gris sur les murs et sur le plafond. Les trois compartiments peuvent être de différentes largeurs, suivant la place dont on dispose. Les portes de gauche et de droite, sur le palier, sont munies de vraies serrures, ouvrant et fermant à clef ; celle de gauche a, de plus, un verrou à l'intérieur dans la chambre de gauche. Il est huit heures et demie du soir. Au lever du rideau, les chambres de droite et de gauche sont dans l'obscurité. Le palier seul est éclairé par deux becs de gaz qui se trouvent entre les portes de gauche et de droite et l'escalier.)


Sur le palier, Bastien, puis Boulot

Bastien
(assis devant la table de droite.)
Là !… Une bougie et une bougie, ça fait quatre bougies !… Ça n'a l'air de rien… Eh bien, en quinze ans car voilà déjà quinze ans que je suis à l'hôtel du Libre-Echange ah ! j'en ai vu !… ah ! j'en ai vu ! En quinze ans, rien que par ce petit dédoublement-là, la bougie m'a déjà rapporté plus de six mille francs !… Ah ! dame, y a pas de petits carottages !…

Boulot
(dégringolant l'escalier, éperdu.)
Oh ! là, mon Dieu ! Oh ! là, mon, mon Dieu !…

Bastien
Eh ! bien, qu'est-ce que vous avez donc, monsieur Boulot ? vous avez l'air tout bouleversé !

Boulot
Ah ! monsieur Bastien, si vous saviez ce que je viens de voir ! Ce n'est pas ma faute cependant ; j'avais frappé comme vous m'avez dit qu'il fallait le faire !

Bastien(se levant. )
Eh ! bien, quoi ! Qu'est-ce qu'il y a ?

Boulot
Le 32 avait sonné, monsieur Bastien. J'ai frappé à la porte. On m'a répondu, Entrez !… Je suis entré… Il y avait une dame toute nue !

Bastien
(tranquille.)
Eh ! bien, après ?…

Boulot
(effaré.)
Eh ! bien, je vous dis, une dame toute nue !… Monsieur Bastien, mais là, nue de nue !…

Bastien
Eh ! bien, j'entends bien !

Boulot
Et elle m'a dit, "Garçon, apportez-moi les cartes à jouer !…" Qu'est-ce que vous auriez fait à ma place ?

Bastien
Eh ! bien, je lui aurais apporté les cartes à jouer !

Boulot
Toute nue ?

Bastien
Mais, dame !

Boulot
Et vous trouvez ça nature ?

Bastien
Une femme toute nue ? Je te crois !

Boulot
Ah ! comme la vie est autre à Paris qu'en province !…

Bastien
Boulot, mon ami, il faudra vous déprovincialiser ici ! D'ailleurs, je suis certain qu'avant quinze jours de service dans cet hôtel vous serez cuirassé ! Vous apporterez comme moi dans les choses de la vie l'indifférence et le mépris. (Il se remet à couper ses bougies.)
En attendant, puisque je vous tiens, vous allez me faire le plaisir d'aller frapper au 9.

Boulot
Au 9 ?… Bien, monsieur Bastien !… Je n'ai pas à m'inquiéter dans quelle tenue elle sera ?

Bastien
Oh ! ce n'est pas une dame, c'est un pion ! C'est Chervet, le pion suppléant au lycée Fontanes. Je viens de recevoir un mot du patron qui trouve qu'il y a assez de temps qu'il ne paie plus et qui me donne l'ordre de l'expulser en gardant sa malle… Allez et fichez-le à la porte !…

Boulot
Moi ?…

Bastien
Eh bien ! oui !

Boulot
Monsieur Chervet ! mais c'est ce monsieur qui est si rageur !… et qui parle toujours de vous brûler la cervelle !…

Bastien
Hé ! c'est des mots, tout ça !

Boulot
Oui, mais s'il me la brûle ?

Bastien
Vous viendrez me le dire !… Allez, Boulot !…

Boulot
Bien, monsieur Bastien. (Devant le 9.)
Ah ! voilà des corvées que je n'aime pas !…
(Il frappe timidement.)

Chervet
(d'une voix forte.)
Entrez !

Boulot
(reculant, effrayé, puis ouvrant la porte.)
J'aimerais mieux retourner chez la dame d'en haut.
(Sortie.)

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