Acte I - Scène IV



Pinglet, Paillardin

Paillardin
(entrant.)
Bonjour, Pinglet !… Je ne te dérange pas ?

Pinglet
Non, au contraire !… Je ne suis pas fâché de te voir !… Qu'est-ce que tu me fourres là, dans ton plan ?

Paillardin
(s'asseyant et examinant le plan.)
Quoi ?…

Pinglet
Tu veux que je mette de la pierre meulière pour supporter un édifice pareil ! Tu es fou.

Paillardin
Quoi, l'édifice… il ne dépasse pas les proportions ordinaires !… Qu'est-ce que tu veux donc mettre, toi ?

Pinglet
Je ne sais pas, de la caillasse !

Paillardin
(haussant les épaules.)
Ah ! de la caillasse !… Comment feras-tu tenir le mortier, avec ta caillasse ?

Pinglet
Mais alors, mets du granit !… Mais mets quelque chose qui tienne !…

Paillardin
Oui ! mais à quel prix est-il, le granit, hein ! à quel prix est-il ?…

Pinglet
Ah ! à quel prix est-il ?… Mais alors, mets du liais, du cliquart, de la roche, du banc-franc !…

Paillardin
C'est trop lourd, tout ça !

Pinglet
Eh bien ! mets de la lambourde, du vergelet, du Saint-Leu, du Conflans, du Parmain !

Paillardin
(se levant.)
Et puis, tu m'embêtes !… Tu as l'air d'un dictionnaire !… Mets ce que tu voudras, pourvu que ça tienne !…

Pinglet
Naturellement !… "Pourvu que ça tienne" !… (Déposant le plan.)
Les voilà, les architectes !… Si nous n'étions pas là… nous autres, entrepreneurs !…

Paillardin
(s'asseyant sur le canapé.)
C'est bon, ça va !… Ma femme n'est pas ici ?

Pinglet
Oui, elle est par là, avec la mienne. (S'appuyant au dossier du canapé.)
Au fait, qu'est-ce que tu lui as encore fait, à ta femme ?

Paillardin
Pourquoi ?… Elle est venue se plaindre ?

Pinglet
Mon Dieu, non, mais il n'y a qu'à la regarder.

Paillardin
(d'un ton indolent et blasé.)
Ah ! ne m'en parle pas ! elle est insupportable ! Je ne sais pas ce qu'elle a ! Enfin, je la rends parfaitement heureuse !… Qu'est-ce qu'il lui faut ?… Je ne la trompe pas !… Je n'ai pas de maîtresse !…

Pinglet
Tu n'as pas de maîtresse !… Tu ne fais que ce que tu dois !

Paillardin
Je le sais bien… Mais encore, le fais-je ! Mais non, elle n'est pas encore contente ! Elle trouve que je ne suis pas assez tendre avec elle !

Pinglet
Mais pourquoi ne l'es-tu pas ?

Paillardin
Oh ! s'il faut être tendre avec sa femme, maintenant !… Zut !… Est-ce que tu es tendre avec la tienne, toi ?

Pinglet
Ah ! mon vieux… vingt ans de bouteille !

Paillardin
Eh bien ! c'est une qualité.

Pinglet
Pour le vin !… pas pour les femmes !… Veux-tu que je te dise, la mienne sent le bouchon !

Paillardin
(riant.)
Ça !… Je ne peux pas dire ça de ma femme !… Mais, tu comprends, si après cinq ans de mariage on doit encore attacher de l'importance à ces formalités-là !… Non !… Si on doit se marier pour… bonsoir !… autant prendre une maîtresse !
(Il allume une cigarette.)

Pinglet
Tu as une jolie morale, toi !…

Paillardin
Non !… Seulement, tu comprends… Je travaille toute la journée, je passe mon temps sur les échafaudages, je rentre le soir éreinté, je me couche et je dors ! Eh bien, ma femme ne peut pas admettre ça !… Elle appelle ça : un manque de respect !…

Pinglet
Ah ! le mot est heureux !

Paillardin
(à demi étalé, les jambes croisées.)
Qu'est-ce que tu veux !… je ne suis pas un noceur, moi !… Je ne l'ai jamais été ! C'est même pour ça que je me suis marié ! Je n'avais pas de tempérament.

Pinglet
(riant.)
Ah ! bien ! très bien !… Enfin… tu es ce que nous appelons un glaçon !

Paillardin
Un glaçon !… Avec ça que tu es si chaud, toi ?

Pinglet
Ah ! tu crois ça, toi !… Eh bien, mon vieux, tu ne me connais pas !… Veux-tu que je te dise !… Il y a de la lave en moi ! de la lave en ébullition !… Seulement, je n'ai pas de cratère…

Paillardin
Ah ! tiens, tu me fais rire !… Tu as bien l'air d'un volcan !

Pinglet
Plus que toi, en tout cas !

Paillardin
Qu'est-ce que tu en sais ?

Pinglet
T'as pas de lave !

Paillardin
Non !

Pinglet
Eh bien, alors ! un volcan qui n'a pas de lave, ce n'est pas un volcan ! C'est une montagne… avec un trou !

Paillardin(haussant les épaules et se levant.)
Mais, ce n'est pas tout ça !… (Lui prenant le bras.)
Dis donc ! je voulais te demander… Tu ne pourrais pas me prêter ta bonne ?…

Pinglet
(scandalisé.)
Ma bonne !… Qu'est-ce que tu veux en faire ?

Paillardin
T'es bête !… C'est pour mon neveu Maxime !

Pinglet
Ah ! c'est du propre !

Paillardin
Ah ! que tu es assommant avec tes plaisanteries !… Pauvre petit !… Ah ! en voilà un qui ne pense pas à la gaudriole. C'est un bûcheur qui ne songe qu'à piocher sa philosophie !

Pinglet
Philosophe à son âge !… Qu'est-ce qu'il fera quand il sera vieux ?

Paillardin
Bref ! il entre ce soir à Stanislas pour l'achever, sa philosophie ! Or, je n'ai pas de domestique pour le conduire à son lycée. Tu sais que j'ai mis mon ménage à la porte.

Pinglet
Eh ! bien, c'est entendu !… Mais pourquoi ne le conduis-tu pas toi-même, ton neveu ?

Paillardin
Je n'ai pas le temps ! J'ai toute ma journée prise… et cette nuit même, je couche en ville.

Pinglet
(lui portant une botte.)
Ah ! ah !…

Paillardin
Oh ! Tout seul !

Pinglet
Ah ! cela m'étonnait…

Paillardin
Oui, mon ami ! Je dois passer la nuit dans je ne sais quel horrible petit hôtel !… On prétend qu'il est hanté… hanté par des esprits frappeurs !…

Pinglet
Oh ! la bonne blague !

Paillardin
C'est mon avis ! parce que moi, des esprits frappeurs !… quand je les verrais, je n'y croirais pas ! Non, mon opinion est faite : ça vient des fosses.

Pinglet
Evidemment !

Paillardin
Seulement, le locataire demande la résiliation de son bail ! Le propriétaire se rebiffe, et le Tribunal m'ayant désigné comme expert, je suis obligé d'aller coucher là-bas, pour constater.

Pinglet
Que les esprits frappeurs ne sont que des gaz en rupture de tuyaux !

Paillardin
Tu l'as dit.
(Il fait un mouvement pour s'en aller.)

Pinglet
(le rappelant.)
Dis donc ! Eh bien, cela n'a pas dû être pour arranger les choses avec ta femme !

Paillardin
Tu penses !… Elle me fait des scènes depuis ce matin. Elle affirme que je profite de toutes les occasions pour la laisser seule. Elle devrait bien comprendre que l'architecte doit passer avant l'époux.

Pinglet
Oui, mon vieux !… Mais prends garde aussi, toi, prends garde qu'un autre ne vienne à passer avant l'époux !…

Paillardin
Comment ça ?

Pinglet
Je n'ai pas de conseils à te donner !… Mais tu joues là un jeu dangereux. La femme, et la tienne avant tout, est un être essentiellement sentimental ! Je ne te le souhaite pas… Mais si jamais ta femme te prenait un remplaçant, tu ne l'aurais pas volé !…

Paillardin
(ricanant.)
Ah ! ah ! ma femme me tromper !… D'abord on ne trouve pas un amant, comme ça ! C'est au théâtre qu'on voit ça !

Pinglet
Bon ! bon !… Va bon train, mon ami. Va bon train !

Paillardin
Parfaitement !

Pinglet
Non ! Ta femme te tromperait que je me tordrais ! (À part.)
Surtout si c'était avec moi !
(On frappe.)

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