ACTE PREMIER - Scène XI
(CHARANÇON PUIS GABRIELLE)
CHARANÇON
Eh bien ! je l'ai placé mon : " gros poulot !" Ah ! elle est charmante ! et quand je pense que ce soir !… Vite, ne perdons pas de temps. (Il prend la chaise qui est à droite du canapé, et va la porter derrière la table face au public. S'asseyant.)
Fabriquons-nous notre exeat. (Il tire une main de papier à lettres du tiroir de la table.)
Le voilà, mon exeat. (Lisant l'en-tête.)
"Etude de Me Gratin, avoué." (S'asseyant et se disposant à écrire.)
Pour avoir des procès, il me fallait un avoué… alors, j'ai pris celui-là… dans le Bottin. (Trempant sa plume dans l'encre,)
Oui ! en feuilletant, je trouve "Gratin, avoué". Je me dis : tiens ! Mais j'avais pour camarade à l'Ecole de droit un nommé Gratin ! je ne sais même pas comment il a pu devenir avoué celui-là… Quel crétin !… Alors, n'est-ce pas, je me suis fait faire du papier à son nom, et de la sorte, chaque fois que j'ai une frasque à faire, je prends une feuille… comme celle-là… ma main gauche ; ça écrit mal ; mais j'ai dit que Gratin était ramolli et je me procure mon petit procès (Ecrivant avec la main gauche.)
"Mon cher maître. Veux-tu passer au plus vite à mon étude. J'ai une cause délicate à faire plaider et je ne saurais mieux la confier qu'au grand talent de maître Charançon". pendant que j'y suis, n'est-ce pas ?… "bien à toi. Gratin" Ah ! soignons le détail. "Post-scriptum : Madame Gratin est un peu souffrante. Ça m'ennuie bien." (Tout en écrivant,)
Je ne sais même pas s'il est marié cet animal-là ! (Posant sa plume.)
Là, ça n'a l'air de rien, et ça ajoute à la vraisemblance. (Pliant la lettre.)
Et maintenant avec ça ! (Apercevant Gabrielle qui entre.)
Ma femme ! (Il a redéplié la lettre et affecte de la relire.)
GABRIELLE(entrant de gauche.)
Qu'est-ce que tu lis là, mon ami ?
CHARANÇON(toujours assis, sans quitter sa lettre des yeux.)
Ah ! je suis bien ennuyé !… Je suis bien ennuyé, c'est une lettre d'affaires… Tiens, vois… Quand on est dans le barreau, on ne s'appartient pas ! (Lui donnant la lettre avec un soupir.)
Voilà ce que je viens de recevoir ! Comme c'est amusant ! (Il se lève.)
GABRIELLE(lisant,)
"Mon cher maître. Veux-tu passer au plus vite à mon étude ? "
CHARANÇON
Oui ! Tu vois, c'est de Gratin ! encore un procès à plaider ! Pauvre garçon ! sa femme est très malade !… il a mis ça en post-scriptum !…
GABRIELLE(lisant. )
"Madame Gratin est un peu souffrante : ça m'ennuie bien." Allons ! ça me fait bien plaisir ! Alors, tu vas aller ?
CHARANÇON(avec une résignation feinte.)
Il faut bien ! je vais à Paris ! par le premier train ! même, s'il y en avait un avant… !
GABRIELLE
Mais alors, moi…
CHARANÇON
Eh bien, tu resteras ici.
GABRIELLE(à part,)
Hein ! Il veut me laisser avec Édouard ! Ah ! bien non, par exemple ! (Câline, allant à lui.)
Oh ! Si tu n'allais pas à Paris !… Est-ce que tu as besoin d'aller plaider à Paris ?
CHARANÇON
Mais, c'est indispensable ! Tu vois ! on compte sur mon grand talent !
GABRIELLE
Oh ! on en trouvera d'autres, des "grands talents " !
CHARANÇON
Ah ! oui, tu crois que ça se trouve comme ça ! Mais que tu es drôle ! Pourquoi ce caprice ?
GABRIELLE
Dame ! tu comprends : tu me laisses la, toute seule… une femme comme ça, livrée à elle-même, sans défense… sans protection…
CHARANÇON
Là ! là ! des histoires de voleurs ! je ne te savais pas si poltronne ! Eh bien ! veux-tu que je te dise !… Je te laisse Édouard, là !
GABRIELLE(à part.)
Édouard ! Oh ! jamais ! (À Charançon.)
Mon ami… ne va pas à Paris.
CHARANÇON(ennuyé.)
Qu'est-ce que tu veux ? Gratin m'attend. Il tient absolument à ce que ce soit moi qui plaide.
GABRIELLE
Dans tous les cas, il aurait bien pu se déranger, je ne sais pas pourquoi c'est toujours toi qui vas chez lui !
CHARANÇON
Oh ! il ne bouge pas de Paris ! tu ne le connais pas ! il est cloué à son étude.
GABRIELLE
Alors, je ne le verrai jamais ?
CHARANÇON
Jamais.