Acte III - Scène V



(ÉDOUARD PREMIER MUNICIPAL, PUIS CHARANÇON)

ÉDOUARD(très agité.)
Il ne manquait plus que ça. Notre avocat n'est pas encore arrivé ! Comment obtenir la remise à quinzaine ? Oh ! il faut absolument que je parle moi-même au président. (Apercevant Charançon qui revient du greffe.)
Charançon !

CHARANÇON
Lambert ! vous ! (Avec intention.)
Monsieur Édouard ! Ah ! vous voilà, monsieur !

ÉDOUARD
Oui, me voilà ! Qu'est-ce qu'il y a ?

CHARANÇON
Ah ! j'en ai appris de belles, sur votre compte.

ÉDOUARD(tout défait.)
Ah ! mon Dieu !

CHARANÇON
Ainsi, monsieur, c'est comme ça que vous trahissez ma confiance ?

ÉDOUARD
Comment ?

CHARANÇON
Je sais tout, monsieur !

ÉDOUARD
Hein ?

CHARANÇON
L'Édouard de l'affaire Édouard, c'est. vous !

ÉDOUARD(bondissant.)
Quoi ! vous savez ?

CHARANÇON
Tout, vous dis-je !

ÉDOUARD
Mais vous ne croyez pas, j'espère !…

CHARANÇON
Je ne crois pas ! Quand vous allez pour ça, passer en correctionnelle !

ÉDOUARD
Moi !

CHARANÇON
Vous… et elle !

ÉDOUARD(vivement. )
Mais elle n'est pas coupable, croyez-le bien !

CHARANÇON(avec désinvolture.)
Eh ! Elle ! ça la regarde !

ÉDOUARD
Hein ?

CHARANÇON(avec reproche.)
Mais vous ! pourquoi ne m'avoir pas tout dit ?

ÉDOUARD
À vous ?

CHARANÇON
Dame ! Est-ce que dans ma situation je ne devais pas être le premier à le savoir ? Est-ce que vous croyez que ça m'a été agréable de l'apprendre par d'autres ?

ÉDOUARD
Par d'autres ?

CHARANÇON
Ah ! non, ce n'est pas gentil !

ÉDOUARD
Mais vous savez, Charançon, nous n'avons rien à nous reprocher.

CHARANÇON
Allons ! voyons ! c'est de votre âge !

ÉDOUARD
Je vous assure que non ! Je vous jure sur votre tête !…

CHARANÇON
Ah ! non ! vous savez… ne touchez pas à ma tête !

ÉDOUARD
Eh bien, sur ma tête, je vous jure qu'il ne s'est rien passé.

CHARANÇON
Ne dites donc pas ça, vous vous feriez passer pour un imbécile !

ÉDOUARD
Ah ! vous êtes dur ! D'abord, je ne l'aurais pas fait, rien que pour vous !

CHARANÇON
Pour moi ! Qu'est-ce que vous voulez que ça me fasse ? Ah bien ! je m'en fiche pas mal !

ÉDOUARD
Hein ? vous… vous…

CHARANÇON
Tiens, parbleu !…

ÉDOUARD(après l'avoir un instant considéré avec ébahissement. )
Ah çà ! voyons, qu'est-ce qu'il dit ? Qu'est-ce qu'il dit ?

CHARANÇON
Ah ! c'est égal, mon bon, si ma femme savait ça, qu'est-ce qu'elle penserait de vous ?

ÉDOUARD(à part, vivement.)
Sa femme ! mais il ne sait donc rien… (Il pousse un soupir de soulagement.)

CHARANÇON(le prenant familièrement par les épaules.)
Dites donc, cachottier ? Votre "madame Édouard", je dois la connaître ? hein ? Qui est-ce ?

ÉDOUARD(vivement.)
Non, non, vous ne la connaissez pas !

CHARANÇON
Ah ?… comment s'appelle-t-elle ?

ÉDOUARD
Euh !… Marie…

CHARANÇON
Non, son nom de famille ?

ÉDOUARD
Oh ! ça, impossible.

CHARANÇON
Allons ! Voyons ! c'est entre nous !… il n'y a que moi qui le saurai.

ÉDOUARD
Merci, ça suffit !

CHARANÇON
Pourquoi ne voulez-vous pas me le dire ? Vous avez peur que je le répète ?

ÉDOUARD(avec conviction.)
Oh ! non… (Avec embarras.)
Non, mais vous comprenez, c'est une femme mariée… alors la… discrétion…

CHARANÇON
Ah ! c'est juste… une femme mariée, vous ne pouvez pas… c'est évident… c'est évident…(Changeant de ton.)
Eh bien ! Dites-moi le nom du mari.

ÉDOUARD
Tiens ! vous êtes bon, vous.

CHARANÇON
Oh ! oui, ça m'amusera !

ÉDOUARD
Non, non, ça ne vous amuserait pas !

CHARANÇON
Si, il doit avoir une bonne tête.

ÉDOUARD(à part.)
Oh ! le malheureux ! s'il savait ! (Haut.)
Je vous en prie, Charançon, ne riez pas, je n'ai pas envie de rire.

CHARANÇON
Là ! là ! il ne faut pas vous désespérer ! Quoi ? le mari ne sait rien ?

ÉDOUARD
Oh ! Non.

CHARANÇON
Eh bien ! alors, vous connaissez le dicton : "Quand on le sait, c'est peu de chose, quand on l'ignore, ça n'est rien !" Eh bien ! il l'ignore, c'est rien du tout…

ÉDOUARD(à part.)
Ah ! Dieu…

CHARANÇON
Puisque je vous dis que c'est rien du tout… et puis vous savez, je suis là, moi… je suis un ami… et pour commencer, je ne vous quitte pas.

ÉDOUARD(bondissant,)
Hein ? Comment, vous ne me quittez pas !

CHARANÇON
Tiens ! parbleu ! l'assistance d'un ami n'est pas de trop dans ces cas-là.

ÉDOUARD
Mais vous ne pouvez pas ! C'est impossible !

CHARANÇON
Comment, je ne peux pas ? Ah ! bien, vous allez voir ça si je ne peux pas !… tu vas voir ça, Lambert, si je ne peux pas ! (La foule entre de droite sur ces derniers mots, et se place un peu partout. Les deux premiers bancs des tribunes doivent rester libres.)

ÉDOUARD(à part.)
Ah ! mon Dieu ! comment le renvoyer ? (Trois coups de timbre.)

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