Acte III - Scène IX



(LES MÊMES, MOINS SAMUEL ET GRATIN, PUIS CHARANÇON)

LE PRÉSIDENT(à l'huissier.)
Huissier, allez chercher maître Charançon.

GABRIELLE(bondissant et gagnant le milieu de la scène.)
Hein ? qu'est-ce qu'il a dit ?

ÉDOUARD(allant à elle. )
Oui ! je n'osais pas vous le dire, c'est votre mari qui plaide.

GABRIELLE(éperdue.)
Mon mari… Ah ! (Elle se trouve mal.)

ÉDOUARD
Ah ! mon Dieu !

MIRANDA(les reconnaissant.)
Mais c'est Édouard et madame Charançon ! Tiens ! Tiens !

LE PRÉSIDENT
Qu'est-ce qu'elle a ?

ÉDOUARD
C'est madame qui se trouve mal.

LE PRÉSIDENT
Allons, bien ! aussi il fait une chaleur ici ! (Au premier garde.)
Emmenez madame dans la salle des témoins.

ÉDOUARD
Merci, monsieur le Président.

LE PRÉSIDENT(à Édouard qui remonte en soutenant Gabrielle.)
Non, vous, restez !

CAPONOT(à Édouard.)
Restez ! eh !… Ohé ! Lambert !… restez ! (Édouard regagne le premier banc devant le tribunal. Gabrielle sort par le fond à droite soutenue par le municipal.)

L'HUISSIER
Voici maître Charançon.

CAPONOT
Comment ! c'est Charançon qui plaide ?

LE PRÉSIDENT
Vous êtes prêt, maître Charançon ?

CHARANÇON
Oui, monsieur le Président.

CAPONOT(à Charançon.)
Dites donc, Charançon, je n'ai pas besoin d'avocat.

CHARANÇON
Mais je ne plaide pas pour vous, je plaide pour la partie adverse.

LE PRÉSIDENT
Vous cherchez votre cliente ! Elle s'est trouvée mal.

CHARANÇON
Vraiment !

LE PRÉSIDENT
Oh ! ce ne sera rien ; c'est la chaleur, et nous pouvons toujours entendre la défense…

ÉDOUARD(à part.)
Ah ! Dieu, si le Palais pouvait s'écrouler.

CAPONOT(à Charançon.)
Dites donc, ne nous abîmez pas trop, mon cher.

CHARANÇON
Oh ! Il n'y a plus de mon cher, ici ! Je vous estime, mais je suis là pour vous bêcher.

LE PRÉSIDENT
Maître Charançon, pour gagner du temps, pendant votre absence, nous avons procédé à la déposition.

CHARANÇON
Parfaitement, monsieur le Président !

LE PRÉSIDENT
Vous n'y voyez pas d'inconvénient ?

CHARANÇON
Aucun ! Je sais l'affaire.

LE PRÉSIDENT
Vous avez la parole.

CHARANÇON(s'avançant à la barre.)
Messieurs, la cause que nous avons à défendre est des plus simples. Ma cliente aurait je dis : "aurait", car ceci reste à prouver aurait frappé un officier public dans l'exercice de ses fonctions. Eh bien, admettons que la chose soit vraie, mais, messieurs, considérez au moins dans quelles circonstances les faits se sont produits. Cet attentat peut-il être considéré comme public ? Non, messieurs !… il est d'ordre privé. Ma cliente était en cabinet particulier avec monsieur. Eh ! mon Dieu ! elle est jeune, elle est jolie, c'est son droit.

ÉDOUARD
Brave garçon.

CHARANÇON
Le seul fautif dans tout cela. (Se retournant vers Caponot.)
N'est-ce pas lui, ce Caponot ? Ce commissaire maladroit qui, abusant de son privilège et, qui sait ?… peut-être pour satisfaire quelque curiosité malsaine… se fait ouvrir un cabinet particulier où deux pauvres amoureux étaient venus chercher un refuge discret à leurs amours ! Comprenez-vous leur colère lorsqu'un importun vient tomber comme un pavé dans leur tête-à-tête… et même, qui sait ? dans quel moment psychologique… Enfin, mettez-vous à leur place, monsieur le Président.

LE PRÉSIDENT
Non !

CHARANÇON
C'est-à-dire qu'ils ont été sublimes ! Oui, sublimes de calme et d'abnégation !

ÉDOUARD(bas.)
Charançon, tu vas trop loin ! tu vas trop loin !

CHARANÇON
Laisse-moi (Continuant.)
Ma cliente a un amant, oui, messieurs ! mais est-ce sa faute si son cœur a besoin d'affection ? Est-ce sa faute si elle a dû chercher ailleurs ce qu'elle n'a pas pu trouver chez elle ? Eh ! messieurs, les femmes sont ce que les maris les font… et si vous saviez ce que c'est que son mari ?

ÉDOUARD(suppliant.)
Je t'en prie ! Charançon ! glisse sur le mari ! glisse sur le mari !

CHARANÇON
Laisse-moi tranquille. (Continuant.)
Mais c'est moins que rien, son mari, un de ces hommes qu'on ne saurait assez flétrir.

ÉDOUARD
Je t'en prie, glisse, glisse !

CHARANÇON
Enfin, messieurs, pour tout dire…

ÉDOUARD(se levant, au président)
. Monsieur le Président, ne l'écoutez pas. Ce mari n'est rien de tout ça ; c'est une nature noble, grande, généreuse.

CHARANÇON
Eh ! vous l'entendez, Monsieur le Président ! Il le défend, le mari ! Quelle noblesse de sentiments ! Eh bien, sur cet homme, jugez la femme. "Dis-moi qui tu hantes, je te dirai qui tu es." Tel est cet homme, telle est ma cliente ! (Applaudissements dans l'auditoire.)

LE GREFFIER
Chut !

CHARANÇON
Et c'est cette femme-là que le tribunal voudrait condamner ! C'est elle que ce commissaire accuse de l'avoir frappé. Et d'abord pourquoi n'est-il pas là pour nous le dire, ce commissaire ?

CAPONOT(se levant.)
Il a des rhumatismes.

LE PRÉSIDENT
Il aurait tout de même bien pu se déranger !

CHARANÇON
Il prétend qu'il a été giflé ! Mais qu'il nous la montre, sa gifle ! Enfin il nous faut des preuves.

CAPONOT
Des preuves ? Parbleu ! comment voulez-vous pour une gifle ? Mme Édouard m'en a donné une. Est-ce que je peux la prouver ?

CHARANÇON
Tenez, vous l'entendez, Monsieur le Président, voilà que c'est lui qui a reçu la gifle à présent.

CAPONOT
Non, je parle de celle de mon frère.

CHARANÇON
Vous avez reçu la gifle de votre frère ?

CAPONOT
Mais non ! C'est lui qui l'a reçue.

CHARANÇON
Eh bien, si c'est lui, de quoi vous plaignez-vous ? Pourquoi dites-vous que vous l'avez reçue puisque vous ne l'avez pas reçue ?

CAPONOT
Si !

CHARANÇON(avec dédain. )
Vous voyez, Monsieur le Président, comme le témoin se contredit !

LE PRÉSIDENT
Je vous ferai remarquer, monsieur Caponot, que vous embrouillez tout. Voyons, cette gifle, où l'a- t-on donnée ?

CAPONOT
Hier, rue Saint-Roch, (Indiquant Édouard.)
chez monsieur.

LE PRÉSIDENT
Comment, vous disiez tout à l'heure que c'était chez Bignon.

CAPONOT
Oui, non ! c'est-à-dire… chez Bignon aussi !

CHARANÇON
Vous voyez, monsieur le Président, il ne sait pas ce qu'il dit.

LE PRÉSIDENT
Enfin, monsieur Caponot, je voudrais pourtant en sortir. Où la gifle a-t-elle été donnée ?

CAPONOT
Chez Bignon.

LE PRÉSIDENT
Mais voilà une heure que vous dites que c'est rue Saint-Roch.

CAPONOT(exaspéré.)
Mais non ! Oh ! la ! la ! la ! la ! Vous le faites exprès !

LE PRÉSIDENT
Oh ! Monsieur Caponot, il ne faudrait pas prendre ces airs impatientés !

CAPONOT
Mais c'est vous qui ne comprenez rien !

LE PRÉSIDENT
Monsieur Caponot, je vous rappelle à l'ordre.

CAPONOT
Ah ! tenez, vous vous entendrez avec mon frère. Moi, j'y renonce ! flûte !

LE TRIBUNAL
Hein ?

CHARANÇON
Flûte ! Vous l'entendez, monsieur le Président, il a dit "flûte" au Tribunal.

CAPONOT(vivement.)
Pardon ! Pardon ! Ce n'est pas ce que je voulais dire.

CHARANÇON(sur le même ton.)
Pardon ! Pardon ! Mais c'est ce que vous avez dit.

LE PRÉSIDENT(sévère.)
Nous vous apprendrons à mesurer vos paroles, monsieur Caponot.

CHARANÇON
Et c'est cet homme qui vous dit "flûte !" qui vient accuser une femme au nom du respect que l'on doit aux magistrats. N'est-il pas risible dans ce rôle ? Et c'est dans ses allégations que vous auriez foi ?

CAPONOT
Mais enfin, Charançon.

CHARANÇON
Allons donc ! Ma cliente a droit à une réparation. Aussi n'est-ce pas seulement l'acquittement que nous demandons, non, messieurs, c'est une satisfaction complète et entière et nous nous rapportons pour cela à la haute justice du tribunal. (Il s'assied. Applaudissements dans l'auditoire.)

LE GREFFIER
Chut !

CHARANÇON(à Édouard.)
Hein ! dis donc ! Je crois que j'ai été assez brillant.

LE PRÉSIDENT(à l'huissier.)
Voyez si la prévenue est en état de comparaître.

L'HUISSIER(de la porte du fond à droite.)
Dans un instant, monsieur le Président !

LE PRÉSIDENT
L'audience ne peut pourtant pas rester en suspens. (À Édouard et Caponot qui se lèvent ainsi que Charançon.)
Levez-vous ! (Lisant la sentence.)
"Attendu qu'il est établi que le nommé Caponot a, sans motif valable, cité à comparaître en police correctionnelle la dame Édouard, l'accusant de s'être rendue coupable de voies de fait sur sa personne sans que le fait puisse être prouvé, que le même Caponot s'est en outre fait représenter par son frère, Alphonse Caponot, dont la mauvaise tenue à l'audience a constitué un manque de respect à la magistrature, le tribunal, faisant application des articles 209 et 221 du code pénal, condamne Alphonse Caponot (Caponot relève la tête, ahuri.)
à cinquante francs d'amende et aux dépens… (Applaudissements dans la salle.)

CAPONOT(à la foule, après un temps de réflexion.)
Ah, çà ! Qui est-ce qui est condamné ?

LA FOULE
Vous !

CAPONOT
Moi ! Ah ! elle est forte ! (Il sort précipitamment par la droite en bousculant le garde.)

LE PRÉSIDENT(se levant ainsi que les autres juges.)
L'audience est levée. (Le public s'écoule en partie.)

L'HUISSIER(ouvrant la porte du fond à droite.)
Voici la prévenue.

CHARANÇON
Ah ! bien ! je suis curieux de la voir, par exemple.

ÉDOUARD
Oh ! la la la la. (Gabrielle paraît la tête basse.)

CHARANÇON(tombant sur son banc.)
Ma femme !

ÉDOUARD ET GABRIELLE
Nous sommes perdus !

MIRANDA
Oh ! là, ça se complique !

CHARANÇON(courant au tribunal.)
Monsieur le Président, je demande à recommencer !

LE PRÉSIDENT
Hein ! mais la cause est entendue, maître.

CHARANÇON(allant à la barre.)
Ça ne fait rien. (Plaidant.)
Oui, messieurs, je demande la condamnation d'une femme indigne dont la conduite…

LE PRÉSIDENT
Mais je vous répète, maître, que l'audience est levée…

CHARANÇON
Mais puisque je vous dis que je demande à recommencer.

GABRIELLE(affolée. )
Oh ! Dieu ! Édouard !

MIRANDA
J'ai tout compris, madame, je vais vous sauver !… (Elle passe de façon à se trouver face à face avec Charançon quand il se retournera.)

ÉDOUARD ET GABRIELLE
Qu'est-ce qu'elle dit ?

LE PRÉSIDENT(riant, à Charançon.)
Mais non ! voyons ! votre cliente est acquittée ! (Il se retire avec le tribunal.)

CHARANÇON
Acquittée ! Je l'ai fait acquitter. (Se retournant furieux.)
Où est-elle ? Où est-elle ? que je…

MIRANDA
Mais me voilà ! Ah ! merci, mon cher défenseur.

GABRIELLE
Hein ?

ÉDOUARD(qui a compris. )
Oh ! (À Charançon.)
Ah ! le fait est que vous l'avez défendue avec un talent !

CHARANÇON(abasourdi, les regarde un moment sans rien comprendre.)
Hein ! non, voyons ! Qu'est-ce que vous dites ?

GABRIELLE(qui a repris son aplomb.)
Je suis désolée ! il parait que tu as été magnifique. Je n'ai pas pu t'entendre, je suis arrivée trop tard !

CHARANÇON(de plus en plus abasourdi.)
Ah ! çà ! voyons !… est-ce que je rêve ?… le… la enfin, Madame Édouard…

MIRANDA
Comment ?… eh ! bien c'est moi…

CHARANÇON
Hein ! c'est… Il tombe presque en défaillance.

ÉDOUARD(le retenant. )
Oh !

CHARANÇON(se redressant sur ses jambes : )
Comment c'est… et moi qui croyais…

GABRIELLE
Quoi ?

CHARANÇON
Rien !… Ah ! mon Dieu, j'aime mieux ça…

GABRIELLE(à Miranda. )
Ah ! merci, madame !

CHARANÇON(bas, à Édouard.)
Ah ! c'était Miranda… Coquin, va, tu me trompais !

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