ACTE PREMIER - Scène IV



(SAMUEL ÉDOUARD, GABRIELLE, ENTRANT DE GAUCHE PREMIER PLAN)

SAMUEL
Voilà madame !…

GABRIELLE(voyant Édouard.)
Ed… monsieur Édouard !

ÉDOUARD(saluant.)
Chère madame !

SAMUEL
Je vais porter la valise dans la chambre de monsieur… toujours la chambre D, dans le pavillon. (Il sort par le fond,)

GABRIELLE(aussitôt que Samuel est sorti.)
Enfin, vous ! Eh bien ?

ÉDOUARD
Quoi ?

GABRIELLE
Quelles nouvelles ? Je suis dans les transes…

ÉDOUARD
Rien.

GABRIELLE
Comment, rien !

ÉDOUARD
Non ! À tout hasard j'ai prévenu que s'il survenait quelque chose, on eût à me télégraphier ici, mais je suppose que l'affaire est arrangée, puisque mon avoué n'a encore rien reçu et que nous n'avons plus entendu parler de rien.

GABRIELLE
Comment "vous supposez !" vous devriez savoir ! On s'informe, c'est assez grave.

ÉDOUARD
Eh bien ! je me suis informé !… Qu'est-ce que vous voulez… je ne puis pourtant pas aller dire au commissaire : "Eh bien, voyons, vous ne nous traduisez donc pas en police correctionnelle" ?… Ce n'est pas moi que ça regarde.

GABRIELLE
Ah ! je vous engage à en parler de cette histoire de commissaire de police… Vous m'avez mise là dans une jolie situation…

ÉDOUARD
Ah ! non ! mais parlons-en ! C'est de ma faute peut-être ? Comment ! je vous offre à dîner en cabinet particulier chez Bignon !

GABRIELLE(vivement.)
C'est ça, reprochez-le moi, maintenant, reprochez-le moi !

ÉDOUARD
Mais non ! mais je ne reproche rien !

GABRIELLE(même jeu.)
D'ailleurs, vous avez raison ! C'est là mon grand, mon seul tort ! de ne pas vous avoir refusé… mais si je ne l'ai pas fait, monsieur, c'est parce que j'ai trop de cœur… mais oui ! Vous ne comprenez pas ces abnégations-là, vous autres hommes. J'étais là, toute seule, à Valfontaine. Mon mari m'avait laissée pour aller, plaider je ne sais où ; je me suis dit : "Ce pauvre Édouard, ça lui fera tant de plaisir !" J'avais confiance en vous, moi ; vous m'aviez juré que vos intentions étaient pures.

ÉDOUARD
Oui.

GABRIELLE(même jeu. )
Ah ! bien, oui. Je sais ce qu'elles étaient, vos intentions.

ÉDOUARD
Moi ! Oh !… je…

GABRIELLE
Ah ! bien merci, sans le garçon !

ÉDOUARD
Le garçon ?

GABRIELLE
Oui, qui est entré à l'improviste…

ÉDOUARD(étourdiment. )
Il ne savait pas, il était nouveau dans le service.

GABRIELLE(vivement. )
Ah ! vous voyez bien !

ÉDOUARD
Euh ! non, mais non !

GABRIELLE
Oh ! mais heureusement ! je n'ai rien à me reprocher. J'ai pu clocher, monsieur, mais fauter, jamais !

ÉDOUARD
Mais oui, mais oui ! (À part, en marchant, très agacé.)
Oh ! la la la la la ! Ah ! c'est bien gentil, l'amour, mais c'est bigrement embêtant !

GABRIELLE
Oh ! je vous en prie, ne marchez pas comme ça ! Asseyez-vous ! Vous me donnez le mal de mer.

ÉDOUARD(s'asseyant. Avec un agacement contenu.)
Soit !… Vous avez terminé ? je reprends… Nous dînions donc… tout à coup on frappe : "Au nom de la loi, ouvrez !"

GABRIELLE(passant à droite. )
Oh ! je ne vous la pardonnerai jamais, celle-là !

ÉDOUARD(avec un soupir de résignation.)
Oui, bon ! C'était le commissaire ! Notre position était irrégulière : la peur nous prend ! je vous crie : "Filons !…"

GABRIELLE
Naturellement, vous ne pensez qu'à fuir !… je vous réponds : "Mais par où ?"

ÉDOUARD
Tout était fermé ! le commissaire paraît ! Il n'y avait plus à s'y soustraire !… Je m'avance carrément devant vous.

GABRIELLE(vivement. )
Non, c'est moi qui me mets carrément derrière vous, il y a une nuance… Je l'ai remarquée…

ÉDOUARD
C'est possible ! Je ne m'attarderai pas sur ce détail… À notre vue, le commissaire s'arrête, interdit… il s'était trompé de cabinet ! Ce n'était pas nous qu'il devait pincer !

GABRIELLE(passant à gauche)
L'imbécile !

ÉDOUARD
Eh oui ! l'imbécile ! mais ce n'était pas une raison pour le lui dire. Comment ! il s'excuse, vous l'appelez "crétin" et vous lui appliquez une gifle.

GABRIELLE
Non !… un soufflet !…

ÉDOUARD
Oui, enfin, ça n'est pas plus parlementaire : on ne porte pas la main, même une femme, sur un officier public dans l'exercice de ses fonctions… Naturellement, cet homme, il a dressé procès- verbal ; il a pris nos noms et adresses…

GABRIELLE
Et vous, comme un niais, vous donnez votre vrai nom, avec votre vraie adresse : Édouard Lambert ; il n'est pas si joli, ce nom-là : c'était bien le cas de ne pas le mettre en avant… (Pendant ce qui précède, Édouard, après avoir levé les yeux au ciel, d'impatience, arpente la scène jusqu'au fond et revient.)
Mais restez donc assis ! (Édouard s'assied. Comme mû par un ressort.)
Il fallait faire comme moi… J'ai été fine… j'ai dit que je m'appelais madame Édouard, et quant à mon adresse, j'ai donné la vôtre.

ÉDOUARD
railleur. Oh ! oui ! c'est très fin ! Si vous croyez que c'est un moyen de vous dérober aux poursuites de la police. Ah ! bien !… Car, enfin, on a beau dire, elle vous repince encore quelquefois, la police.

GABRIELLE(sèchement.)
Eh bien ! Vous n'aviez qu'à ne pas me mener dans ces endroits-là… Tout cela ne serait pas arrivé.

ÉDOUARD
Enfin…

GABRIELLE(même jeu.)
Quand une honnête femme se confie à la garde d'un galant homme, il ne la conduit pas dans un restaurant où le commissaire de police doit venir constater un flagrant délit.

ÉDOUARD(protestant.)
Est-ce que je pouvais le savoir ?

GABRIELLE(vivement.)
Il fallait vous informer à la caisse

ÉDOUARD(abasourdi.)
Oh !…

GABRIELLE(même jeu.)
D'Artagnan n'aurait jamais fait ça.

ÉDOUARD(railleur avec un fond de dépit.)
Ah ! je vous crois, surtout chez Bignon… (Changeant de ton.)
Enfin qu'est-ce que vous voulez ? Tout ça c'est un petit malheur.

GABRIELLE(arpentant la scène comme Édouard précédemment. )
Un petit malheur, voilà tout ce que vous trouvez à dire ?… et vous restez là, affalé sur votre chaise.

ÉDOUARD(se levant.)
Ah ! bien non, elle est forte celle-là ! (Allant à Gabrielle qui s'est assise sur le canapé.)
Voyons, nous n'avons pas été heureux, c'est vrai, mais je vous assure que la prochaine fois…

GABRIELLE
La prochaine fois ! Ah ! non alors, vous croyez que je vais recommencer ?

ÉDOUARD
Comment ? mais…

GABRIELLE(avec un rire dépité.)
Ah ! non ! non ! fini ! mon cher, fini.

ÉDOUARD(ahuri.)
Oh !…

GABRIELLE
J'ai pu un moment, ne prévoyant pas le danger, me laisser aller à ma faiblesse de femme ; mais les événements se sont chargés de me rappeler à ma dignité d'épouse ; ils s'y sont pris durement, les événements, mais je les en remercie.

ÉDOUARD(Même jeu. )
Oh !…

GABRIELLE
Voyez-vous, mon cher, la ligne droite, il n'y a que ça… Oh ! vous n'avez pas besoin de faire cette figure, n, i, ni, c'est fini !

ÉDOUARD(s'échauffant.)
Ah ! c'est comme ça ! Eh bien ! non, ce ne le sera pas, n, i, ni, fini ! Nous n'avons pas eu de chance la première fois, je le reconnais.

GABRIELLE
C'est bien heureux !…

ÉDOUARD
Eh bien ! raison de plus pour nous donner une revanche ! (Avec indignation.)
Au lieu de ça, vous venez me dire que tout est fini, que vous êtes revenue à votre dignité d'épouse, et vous voulez rester dans la ligne droite !… Ah ! bien ! vous avez là une jolie conduite.

GABRIELLE
Non, non, mais continuez…

ÉDOUARD(menaçant.)
Certainement, je continuerai ! Je vous aime, moi, je n'abandonne pas la partie comme ça.

GABRIELLE
Vous perdez absolument votre temps.

ÉDOUARD
Ah ! bien, nous verrons bien ! (On entend la sonnerie d'un réveille-matin venant de droite deuxième plan.)

VOIX DE CHARANÇON
Ah ! que c'est assommant ! Ah ! que c'est assommant !

GABRIELLE
Chut ! mon mari ! ( Ils s'écartent l'un de l'autre.)

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