Est-il bon ? Est-il méchant ?
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ACTE PREMIER - Scène X

Denis Diderot

ACTE PREMIER - Scène X


(MADAME DE CHEPY, MONSIEUR HARDOUIN ; MADEMOISELLE BEAULIEU, assise sur le fond et travaillant.)

Monsieur Hardouin
Est-ce de votre part que ce laquais est venu ?

Madame de Chepy
Oui.

Monsieur Hardouin
Si je l'ai deviné, ce n'est pas sa faute, car il ne savait à qui il était, d'où il venait, ce qu'il voulait.

Madame de Chepy
Puis comptez sur ces maroufles-là !

Monsieur Hardouin
Il m'a fait grand tort ; je dormais si bien et j'en avais si grand besoin ! Il était près de cinq heures quand je suis rentré, après la journée la plus ennuyeuse et la plus fatigante. Imaginez la lecture d'un drame détestable, comme ils sont tous ; la compagnie la plus triste, un souper maussade et qui ne finissait point, et un brelan cher, où j'ai perdu la possibilité et essuyé la mauvaise humeur des gagnants dépités, à chaque coup, de n'avoir pas gagné davantage.

Madame de Chepy
C'est bien fait ; que ne veniez-vous ici ?

Monsieur Hardouin
M'y voilà ; et toutes mes disgrâces seront bientôt oubliées, si je puis vous être de quelque utilité. De quoi s'agit-il ?

Madame de Chepy
De me rendre le plus important service. Vous connaissez madame de Malves ?

Monsieur Hardouin
Non pas personnellement ; mais on lui accorde, d'une voix assez unanime, de la finesse dans l'esprit, de la gaieté douce, du goût, de la connaissance dans les beaux-arts, un grand usage du monde, et un jugement sûr et exquis.

Madame de Chepy
Voilà les qualités qu'elle a pour tous et dont je fais cas assurément, mais je prise encore davantage celles qu'elle tient en réserve pour ses amis.

Monsieur Hardouin
Je vis avec quelques-uns qui la disent mère indulgente, bonne épouse et excellente amie.

Madame de Chepy
Il y a six à sept ans que nous sommes liées, et je lui dois la meilleure partie du bonheur de ma vie. C'est auprès d'elle que je vais chercher et que je trouve un sage conseil quand j'en ai besoin ; la consolation dans mes peines qui lui font quelquefois oublier les siennes, et cette satisfaction si douce, qu'on éprouve à confier ses instants de plaisir à quelqu'un qui sait les écouter avec intérêt. Eh bien, c'est incessamment le jour de sa fête.

Monsieur Hardouin
Et il vous faudrait un divertissement, un proverbe, une petite comédie ?

Madame de Chepy
C'est cela, mon cher Hardouin.

Monsieur Hardouin
Je suis désespéré de vous refuser net, mais tout net. Premièrement, parce que je suis excédé de fatigue et qu'il ne me reste pas une idée, mais pas une. Secondement, parce que j'ai heureusement, ou malheureusement, une de ces têtes auxquelles on ne commande pas. Je voudrais vous servir que je ne le pourrais.

Madame de Chepy
Ne dirait-on pas qu'on vous demande un chef-d'œuvre ?

Monsieur Hardouin
Vous demandez au moins une chose qui vous plaise, et cela ne me paraît pas aisé ; qui plaise à la personne que vous voulez fêter, et cela est très-difficile ; qui plaise à sa société qui est faite aux belles choses ; enfin qui me plaise à moi, et je ne suis presque jamais content de ce que je fais.

Madame de Chepy
Ce ne sont là que les fantômes de votre paresse ou les prétextes de votre mauvaise volonté. Vous me persuaderez peut-être que vous redoutez beaucoup mon jugement ! Mon amie, j'en conviens, a le goût délicat et le tact exquis, mais elle est juste, et sera plus touchée d'un mot heureux que blessée d'une mauvaise scène ; et quand elle vous trouverait un peu plat, qu'est-ce que cela vous ferait ? Vous auriez tort de craindre nos beaux esprits, dont nous suspendrons la critique en vous nommant. Pour vous, monsieur, c'est autre chose ; après avoir été mécontent de vous-même tant de fois, vous en serez quitte pour être injuste une fois de plus.

Monsieur Hardouin
D'ailleurs, madame, je n'ai pas l'esprit libre. Vous connaissez madame Servin ? c'est, je crois, votre amie.

Madame de Chepy
Je la rencontre dans le monde, je la vois chez elle. Nous ne nous aimons pas, mais nous nous embrassons.

Monsieur Hardouin
Sa bienfaisance inconsidérée lui a attiré une affaire très-ridicule, et vous savez ce que c'est qu'un ridicule, surtout pour elle. N'a-t-elle pas découvert que j'étais lié avec son adverse partie, et ne faut-il pas absolument que je la tire de là ? J'ai même pris la liberté de donner rendez-vous ici à mon homme.

Madame de Chepy
Tenez, mon cher Hardouin, laissez faire à chacun son rôle ; celui des avocats est de terminer les procès, le vôtre de produire des ouvrages charmants. Voulez-vous savoir ce qui vous arrivera ? Vous vous brouillerez avec la dame dont vous êtes le négociateur, avec son adversaire, et avec moi, si vous me refusez.

Monsieur Hardouin
Pour une chose aussi frivole ? C'est ce que je ne croirai jamais.

Madame de Chepy
Mais c'est à moi, ce me semble, à juger si la chose est frivole ou non ; cela tient à l'intérêt que j'y mets.

Monsieur Hardouin
C'est-à-dire que s'il vous plaisait d'y en mettre dix fois, cent fois plus qu'il ne faut…

Madame de Chepy
Je serais peu sensée peut-être, mais vous n'en seriez que plus désobligeant. Allons, mon cher, promettez-moi, ou je vous fais une abominable tracasserie avec une de vos meilleures amies.

Monsieur Hardouin
Quelle amie ? Qui que ce soit, je ne ferai sûrement pas pour elle ce que je ne ferai pas pour vous.

Madame de Chepy
Promettez.

Monsieur Hardouin
Je ne saurais.

Madame de Chepy
Faites la pièce.

Monsieur Hardouin
En vérité, je ne saurais.

Madame de Chepy
Le rôle de suppliante ne me va guère, et celui de la douceur ne me dure pas ; prenez-y garde, je vais me fâcher.

Monsieur Hardouin
Non, madame, vous ne vous fâcherez pas.

Madame de Chepy
Et je vous dis, moi, monsieur, que je suis fâchée, très-fâchée de ce que vous en usez avec moi comme vous n'en useriez pas avec cette grosse provinciale rengorgée qui vous commande avec une impertinence qu'on lui passerait à peine si elle était jeune et jolie ; avec cette petite minaudière qui est l'un et l'autre, mais qui gâte tout cela, qui ne fait pas un geste qui ne soit apprêté, qui ne dit pas un mot sans prétention, et qui est toujours aussi mécontente des autres que satisfaite d'elle-même ; avec ce petit colifichet de précieuse qui a des nerfs, non, ce n'est pas des nerfs, mais des fibres, ce qui veut dire des cheveux, dont on est tout effarouché d'entendre sortir de grands mots qu'elle a ramassés dans la société des savants, des pédants, et qu'elle répète à tort et à travers comme une perruche mal sifflée ; avec mademoiselle, oui, avec mademoiselle que voilà, qui vous donne quelquefois à ma toilette des distractions dont je pourrais me choquer, s'il me convenait, mais dont je continuerai de rire.

Mademoiselle Beaulieu
Moi, madame !

Madame de Chepy
Oui, vous. Il ne faut pas que cela vous offense, ce bel attachement vous fait assez d'honneur.

Monsieur Hardouin
Il est vrai, madame, que je trouve mademoiselle très-honnête, très-décente, très-bien élevée.

Madame de Chepy
Très-aimable.

Monsieur Hardouin
Très-aimable ; pourquoi pas ? Aucun état n'a le privilége exclusif de cet éloge que je lui donne quelquefois en plaisantant ; mais je la respecte assez, elle et moi-même, pour n'y pas mettre un sérieux qui l'offenserait.

Madame de Chepy (ironiquement.)
Mademoiselle, je vous prie, je vous supplie de vouloir bien intercéder pour moi auprès de M. Hardouin.


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