ACTE III - Scène VI


(MONSIEUR HARDOUIN, MADAME BERTRAND.)

Madame Bertrand
Vous allez dire, monsieur, que ceux qui n'ont qu'une affaire sont bien incommodes ; mais si je vous importune, ne vous gênez point du tout, je reviendrai dans un autre moment.

Monsieur Hardouin
Non, madame, les malheureux et les femmes aimables ne viennent jamais à contre-temps chez celui qui est bienfaisant et qui a du goût.

Madame Bertrand
Pour les femmes aimables, cela peut être vrai ; quant aux malheureux, il m'est impossible d'être de votre avis. Si vous saviez combien de fois j'ai lu sur les visages, malgré le masque officieux dont ils se couvraient : "Toujours cette veuve ! que vient-elle faire ici ? J'en suis excédé ; elle s'imagine qu'on n'a dans la tête qu'une chose, et que c'est la sienne." À peine m'offrait-on une chaise. On s'élançait au-devant de moi, non par politesse, mais pour ne me pas laisser le temps d'avancer. On m'arrêtait à la porte, et là on me disait entre les deux battants : "J'ai pensé à votre affaire, je ne la perds pas de vue ; comptez sur ce qui dépendra de moi… — Mais, monsieur… — Madame, je suis désolé de ne pouvoir vous retenir plus longtemps ; je suis accablé." Je faisais ma révérence, on me la rendait, et j'ai quelquefois entendu le maître dire à ses domestiques : "J'avais consigné cette femme, pourquoi l'a-t-on laissée passer ? Si elle reparaît, je n'y suis pas, je n'y suis pas."

Monsieur Hardouin
Vous me parlez là de gens sans âme et sans yeux.

Madame Bertrand
Tout en est plein ; mais ce n'est rien que cela, j'ai trouvé des gens pires que ceux dont je viens de vous parler. On n'ose dire à quel prix ils mettent leurs services ; cela fait horreur.

Monsieur Hardouin
Malgré leur peu de délicatesse, je les conçois plus aisément.

Madame Bertrand
En vérité, monsieur, vous êtes presque le seul bienfaiteur honnête que j'aie rencontré.

Monsieur Hardouin
Hélas ! madame, peu s'en faut que je ne rougisse de votre éloge.

Madame Bertrand
Non, monsieur, sans flatterie, tel on vous avait peint à moi, tel je vous ai trouvé.

Monsieur Hardouin
Ce sont mes amis qui vous ont parlé, et l'amitié est sujette à s'aveugler et à surfaire. S'ils avaient été vrais, ou plutôt s'ils m'avaient connu comme je me connais, voici ce qu'ils vous auraient dit : "Hardouin a l'âme sensible ; lui présenter une occasion de faire le bien, c'est l'obliger ; et s'il avait eu le bonheur d'être utile à une femme pour laquelle il s'avouât du penchant, il craindrait tellement de flétrir un bienfait, que cette considération suffirait pour le réduire à un très-long silence."

Madame Bertrand
Oserais-je, monsieur, vous faire une question ? J'ai passé chez le premier commis du ministre et j'ai appris qu'il était ici…

Monsieur Hardouin
Et vous voulez savoir si je l'ai vu. Oui, madame, je l'ai vu.

Madame Bertrand
Eh bien, monsieur ?

Monsieur Hardouin
Notre affaire souffre des difficultés, mais elle n'est point, mais point du tout désespérée.

Madame Bertrand
Et vous croyez ?…

Monsieur Hardouin
Madame, attendons, ne nous flattons de rien ; au lieu de nous bercer d'une attente qui pourrait être vaine, ménageons-nous une surprise agréable.


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