(MADAME BERTRAND, MONSIEUR HARDOUIN.)
Madame Bertrand
Je n'en reviens pas ; ou il n'a jamais vu mon mari, ou il prend un autre pour lui… Monsieur, me pardonnerez-vous une question ?
Monsieur Hardouin
Quelle qu'elle soit.
Madame Bertrand
Vous allez mal penser de moi. Votre ami M. Poultier a le cœur excellent, mais a-t-il la tête bien saine ?
Monsieur Hardouin
Très-saine. Et quelle raison auriez-vous d'en douter ?
Madame Bertrand
Ce qui vient de se passer entre nous.
Monsieur Hardouin
Il aura été distrait, c'est le défaut de sa place et non le sien. Vous aurez voulu déployer votre reconnaissance, il ne vous aura pas écoutée, parce qu'il met peu d'importance aux services qu'il rend. Il est blasé sur ce plaisir.
Madame Bertrand
C'est quelque chose de plus singulier. À peine suis-je entrée que, sans presque me regarder, sans s'apercevoir si je suis assise ou debout, toute son attention se tourne sur mon fils.
Monsieur Hardouin
C'est qu'il aime les enfants ; moi, je suis pour les mères.
Madame Bertrand
Il se met ensuite à tirer son horoscope et à lui prédire la vie la plus troublée et la plus malheureuse : des jaloux, des calomniateurs, des ennemis de toutes les couleurs ; des querelles avec l'Église, la cour, la ville, les magistrats ; bref, la Bastille ou Vincennes.
Monsieur Hardouin
Cela m'étonne moins que vous.
Madame Bertrand
Est-ce qu'il serait astrologue ?
Monsieur Hardouin
Non, mais grand physionomiste.
Madame Bertrand
Le bon, c'est qu'il me soutient que cet enfant ressemble, comme deux gouttes d'eau, à son père dont il n'a pas le moindre trait.
Monsieur Hardouin
Pardonnez-moi, madame, c'est une chose qui m'a frappé comme lui. Jugez vous-même : les formes de mon visage et celles de M. votre fils sont tout à fait rapprochées.
Madame Bertrand
Qu'est-ce que cela prouve ? Vous ne ressemblez point à M. Bertrand.
Monsieur Hardouin
Quoi, vous ne devinez rien ?
Madame Bertrand
Est-ce que M. Poultier aurait donné quelque interprétation bizarre au vif intérêt que vous avez daigné prendre à mon sort et à celui de mon enfant ? Soupçonnerait-il ?…
Monsieur Hardouin
Il ne soupçonne pas, il est convaincu.
Madame Bertrand
Tâchez, monsieur, de me débrouiller cette énigme.
Monsieur Hardouin
Il n'y a point là d'énigme. Vous rappelleriez-vous ce qui s'est dit entre nous lorsque je me suis chargé de votre affaire ? Ne vous ai-je pas prévenue qu'un des moyens, le seul moyen de réussir, c'était de se rendre la chose personnelle ? N'en êtes-vous pas convenue ? Ne m'avez-vous pas permis expressément d'en user ? Et quel intérêt plus vif et plus personnel que celui d'un père pour son enfant ?
Madame Bertrand
Qu'entends-je ? Ainsi votre ami me croit… vous croit…
Monsieur Hardouin
J'avoue que cela me fait un peu trop d'honneur ; mais, madame, quel si grand inconvénient y a-t-il à cela ?
Madame Bertrand
Vous êtes un indigne, un infâme, un scélérat. Et vous m'avez crue assez vile pour accepter une pension à ce prix ? Vous vous êtes trompé ; je saurai vivre de pain et d'eau, je saurai mourir de faim, s'il le faut. J'irai chez le ministre, je foulerai aux pieds devant lui cet odieux brevet, je lui demanderai justice d'un insigne calomniateur, et je l'obtiendrai.
Monsieur Hardouin
Il me semble que madame fait bien du bruit pour peu de chose. Elle ne songe pas qu'il n'y a que Poultier, le ministre et sa femme qui le sachent, et je vous réponds de la discrétion des deux premiers.
Madame Bertrand
J'en ai trouvé de bien méchants, voilà le plus méchant de tous. Je suis perdue ! je suis déshonorée !
Monsieur Hardouin
Mettons la chose au pis : le mal est fait, et il n'y a plus de remède. Plus vos cris seront aigus, plus cette histoire aura d'éclat. Ne serait-il pas mieux d'en recueillir paisiblement le fruit que d'apprêter à rire à toute la ville ? Songez, madame, que le ridicule ne sera pas également partagé.
Madame Bertrand
Ce sang-froid me met en fureur ; et si je m'en croyais, je lui arracherais les deux yeux.
Monsieur Hardouin
Ah ! madame, avec ces jolies mains-là ! (Il veut lui baiser les mains.)
La pièce "Le Père de famille" de Denis Diderot est une comédie dramatique en cinq actes publiée en 1758. Elle explore des thèmes liés aux devoirs parentaux, à l’éducation, à...