(MADAME DE CHEPY, MADAME DE VERTILLAC, en habit de voyageuse ; MADEMOISELLE BEAULIEU, rentrant sur la fin de la scène avec papier, plume et encre, et suivie d'un domestique qui porte une table.)
Madame de Vertillac
Je descends de ma chaise, je m'informe de votre demeure et je viens. Je suis brisée. Un temps horrible, des chemins abominables, des maîtres de poste insolents, les chevaux de l'Apocalypse, des postillons polis, oui, polis, mais d'une lenteur à périr. "Allons donc, postillon, nous n'avançons pas ; à quelle heure veux-tu que nous arrivions ?…" Ils sont sourds, ils n'en donnent pas un coup de fouet de plus, et nous avons été trois journées, trois mortelles journées à faire une route de quinze heures.
Madame de Chepy
Et pourrait-on, sans être indiscrète, vous demander quelle importante affaire vous amène ici dans cette saison ? Ce n'est rien de fâcheux, j'espère.
Madame de Vertillac
Je fuis devant un amant.
Madame de Chepy
Quand on fuit devant un amant, ce n'est pas de la lenteur des postillons qu'on se plaint.
Madame de Vertillac
Si c'était devant un amant de moi, vous auriez raison ; mais c'est devant un amant de ma fille.
Madame de Chepy
Votre fille est en âge d'être mariée, et c'est une enfant trop raisonnable pour avoir fait un mauvais choix.
Madame de Vertillac
Son amant est charmant ; une figure intéressante, de la naissance, de la considération, de la fortune, des mœurs ! mon amie, des mœurs !
Madame de Chepy
Ce n'est donc pas votre fille qui est folle ?
Madame de Vertillac
Non.
Madame de Chepy
C'est donc vous ?
Madame de Vertillac
Peut-être.
Madame de Chepy
Et pourrait-on savoir ce qui empêche ce mariage ?
Madame de Vertillac
La famille du jeune homme. Enterrez-moi ce soir toute cette ennuyeuse, impertinente et triste famille, toute cette clique maussade de Crancey, et je marie ma fille demain.
Madame de Chepy
Je connais peu les Crancey, mais ils passent pour les meilleures gens du monde.
Madame de Vertillac
Qui le leur dispute ? Je commence à vieillir, et je me flattais de passer le reste de mes jours avec des gens aimables, et me voilà condamnée à entendre un vieux grand-père radoter des siéges et des batailles ; une belle-mère m'excéder de la litanie des grandes passions qu'elle a inspirées, sans en avoir jamais partagé aucune, cela va sans dire ; et du matin au soir deux fanatiques bigotes de sœurs se haïr, s'injurier, s'arracher les yeux sur des questions de religion auxquelles elles ne comprennent pas plus que leurs chiens ; et puis un grand benêt de magistrat, plein de morgue, idolâtre de sa figure, qui vous raconte, en tirant son jabot et ses manchettes et en grasseyant, des histoires de la ville et du palais qui m'intéresseront encore moins que lui. Et vous me croyez femme à supporter le ton familier et goguenard de son frère le militaire ? Point d'assemblées, point de bal. Je gage qu'on n'use pas là deux sixains de cartes dans toute une année. Tenez, mon amie, la seule pensée de cette vie et de ces personnages me fait soulever le cœur.
Madame de Chepy
Mais il s'agit du bonheur de votre fille.
Madame de Vertillac
Et du mien aussi, ne vous déplaise.
Madame de Chepy
Et vous avez pensé que votre fille perdrait ici sa passion ?
Madame de Vertillac
Je m'attends bien qu'ils s'écriront, qu'ils se jureront une constance éternelle, et que ces belles protestations iront et reviendront par la poste un mois, deux mois, mettons un an ; mais l'amour ne tient pas contre l'absence. Un peu plus tôt, un peu plus tard, il se présentera un homme aimable qu'on rebutera d'abord, qui me conviendra et qui finira par lui convenir.
Madame de Chepy
Et par faire son malheur.
Madame de Vertillac
Malheureuse par l'un ou par l'autre, qu'importe ?
Madame de Chepy
Il importe beaucoup que ce soit de sa faute et non de la vôtre.
Madame de Vertillac
Mais laissons cela, nous aurons le temps de traiter cette affaire plus à fond. Je vous supplie seulement de ne pas achever d'entêter ma fille ; je vous connais, vous en seriez bien capable. Et mon petit Hardouin, dites-moi, le voyez-vous ?
Madame de Chepy
Rarement.
Madame de Vertillac
Qu'en faites-vous ?
Madame de Chepy
Rien qui vaille. Il court le monde, il pourchasse trois ou quatre femmes à la fois : il fait des soupers, il joue, il s'endette : il fréquente chez les grands, et perd son temps et son talent peut-être un peu plus agréablement que la plupart des gens de lettres.
Madame de Vertillac
Où loge-t-il ?
Madame de Chepy
Est-ce que vous vous y intéresseriez encore ?
Madame de Vertillac
J'en ai peur. Je comptais lui trouver sinon une réputation faite, du moins en bon train.
Madame de Chepy
Si vous désirez le voir, il sera ici dans un moment, et, je crois, pour toute la journée.
Madame de Vertillac
Tant mieux. J'ai à lui parler d'une affaire qui me tient fort à cœur. Ne connaît-il pas ce marquis, ce grand flandrin de marquis, à qui il ne manquait qu'un ridicule, celui de la bigoterie, et qui va le dos courbé, la tête penchée comme un homme qui médite les années éternelles, avec un énorme bréviaire sous le bras ?…
Madame de Chepy
Le marquis de Tourvelle ?
Madame de Vertillac
Lui-même.
Madame de Chepy
Je l'ignore. (Ici mademoiselle Beaulieu rentre avec le laquais.)
Madame de Vertillac
Je vais prendre un peu de repos dont j'ai grand besoin, m'habiller et revenir. Vous me donnerez votre marchande de modes et votre coiffeur, n'est-ce pas ? Vous voilà fraîche comme la rose ; et je compte bien qu'un de ces matins vous me confierez le secret de se bien porter et de ne pas vieillir. Au plaisir de vous revoir… Mais ne m'avez-vous pas dit que je pouvais vous être utile ? À quoi ?
Madame de Chepy
Vous le saurez ; ne tardez pas à revenir.
La pièce "Le Père de famille" de Denis Diderot est une comédie dramatique en cinq actes publiée en 1758. Elle explore des thèmes liés aux devoirs parentaux, à l’éducation, à...