ACTE II - Scène III


(MONSIEUR HARDOUIN, MADAME BERTRAND.)

Madame Bertrand
Permettez, monsieur, que je m'asseye. Je suis excédée de fatigue : j'ai fait aujourd'hui les quatre coins de Paris, et j'ai vu, je crois, toute la terre.

Monsieur Hardouin
Reposez-vous, madame… (À part.)
Elle est fort bien… (Haut.)
Madame, je n'ai pas l'honneur de vous connaître, mais faites-moi la grâce de m'apprendre ce qui vous a conduite ici. Ne vous trompez-vous pas ? Je m'appelle Hardouin.

Madame Bertrand
C'est vous-même que je cherche.

Monsieur Hardouin
Je m'en réjouis… (À part.)
Le pied petit, et des mains !… (Haut.)
Madame, vous seriez mieux dans ce grand fauteuil.

Madame Bertrand
Je suis fort bien. Avez-vous le temps, monsieur, et aurez-vous la patience de m'entendre ?

Monsieur Hardouin
Parlez, madame, parlez.

Madame Bertrand
Vous voyez la créature la plus malheureuse.

Monsieur Hardouin
Vous méritez un autre sort, et avec les avantages que vous possédez, il n'y a point d'infortune qu'on ne fasse cesser.

Madame Bertrand
C'est ce que vous allez m'apprendre. Vous aurez sans doute entendu parler du capitaine Bertrand ?

Monsieur Hardouin
Qui commandait le Dragon, qui mit tout son équipage dans la chaloupe, et qui se laissa couler à fond avec son vaisseau ?

Madame Bertrand
C'était mon époux. Il avait vingt-trois ans de service.

Monsieur Hardouin
C'était un brave homme, et je n'ai jamais rien vu de plus intéressant que sa veuve. Que puis-je pour elle ?

Madame Bertrand
Beaucoup.

Monsieur Hardouin
J'en doute, mais je le souhaite.

Madame Bertrand
Il m'a laissée sans fortune et avec un enfant. Je sollicite une pension qu'on n'a pas le front de me refuser.

Monsieur Hardouin
Et qui vous paraît mesquine. Madame, l'État est obéré.

Madame Bertrand
J'en suis satisfaite, mais je la voudrais réversible sur la tête de mon fils.

Monsieur Hardouin
À vous parler vrai, votre demande et le refus du ministre me semblent également justes.

Madame Bertrand
Si je venais à mourir, que deviendrait mon pauvre enfant ?

Monsieur Hardouin
Vous êtes jeune, vous êtes fraîche…

Madame Bertrand
Avec tout cela on y est aujourd'hui, on n'y est pas demain. Tout ce qu'il était possible de mettre de protection à mon affaire, je l'ai inutilement employé : des princes, des ducs, des évêques, des prêtres, des archevêques, d'honnêtes femmes…

Monsieur Hardouin
Les autres vous auraient mieux servie.

Madame Bertrand
Vous l'avouerai-je ? je ne les ai pas dédaignées.

Monsieur Hardouin
C'est que tous ces gens-là ne savent pas solliciter.

Madame Bertrand
Et vous le savez, vous ?

Monsieur Hardouin
Très-bien. Il y a des principes à tout : il faut d'abord s'intéresser fortement à la chose.

Madame Bertrand
Et vous prendriez cet intérêt à la mienne ?

Monsieur Hardouin
Pourquoi pas, madame ? Rien ne me semble plus aisé. Ils ont des âmes de bronze, il faut savoir amollir ces âmes-là.

Madame Bertrand
Et ce talent, qui est-ce qui le possède ?

Monsieur Hardouin
C'est vous, madame.

Madame Bertrand
Qui est-ce qui se soucie de l'employer pour autrui ?

Monsieur Hardouin
C'est moi… (Il se promène, il rêve.)

Madame Bertrand
Oserais-je vous demander ce qui vous distrait ?

Monsieur Hardouin
Le succès de votre affaire.

Madame Bertrand
Que vous êtes bon !

Monsieur Hardouin
Le point important, le grand point, le point essentiel…

Madame Bertrand
Quel est-il ?… (À part.)
Que va-t-il me dire ? Ressemblerait-il aux autres ? et m'en aurait-on imposé ?

Monsieur Hardouin
C'est… c'est de se rendre personnelle la grâce qu'on sollicite, oui, personnelle. On est à peine écouté, même de son ami, quand on ne parle pas pour soi.

Madame Bertrand
Celui de qui mon affaire dépend est le vôtre.

Monsieur Hardouin
Eh ! vous avez raison. C'est Poultier, et j'oserais presque vous répondre de toute sa bienveillance.

Madame Bertrand
Vous auriez la bonté de lui parler ?

Monsieur Hardouin
Assurément.

Madame Bertrand
Dieu soit loué ! on m'a dit vrai lorsqu'on m'assurait que vous étiez l'ami de tous les malheureux.

Monsieur Hardouin
C'est aujourd'hui ou dans quelques jours la fête de la maîtresse de la maison. Il est ami du mari, il est à Paris, et il n'y aurait que les plus grandes affaires qui pussent l'empêcher de venir ici.

Madame Bertrand
Et vous intercéderiez pour moi ? et vous vous rendriez mon affaire personnelle ?

Monsieur Hardouin
Je ne m'en charge qu'à cette condition : ayez pour agréable de vous rappeler que je vous en ai prévenue et que vous avez consenti… Ne m'avez-vous pas dit, madame, que vous aviez un enfant ?

Madame Bertrand
C'est le premier et le seul.

Monsieur Hardouin
Quel âge a-t-il ?

Madame Bertrand
Environ six ans.

Monsieur Hardouin
Il n'en peut guère avoir davantage.

Madame Bertrand
On aurait pu le croire il y a six mois, mais depuis ce temps j'ai tant pleuré, tant fatigué, tant souffert. Je suis si changée !

Monsieur Hardouin
Il n'y paraît pas.

Madame Bertrand
Il revenait de la Chine… La Chine ne me sort plus de la tête.

Monsieur Hardouin
Nous l'en chasserons.

Madame Bertrand
Je puis compter sur vous ?

Monsieur Hardouin
Vous le pouvez ; mais pensez-y bien, c'est à la condition que je vous ai dite, sans quoi je ne réponds de rien.

Madame Bertrand
Vous êtes un galant homme, il n'y a là-dessus qu'une voix. Faites, dites tout ce qu'il vous plaira.


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