ACTE II - Scène VII


(MONSIEUR HARDOUIN, MONSIEUR DE CRANCEY.)

Monsieur de Crancey
Cette extravagante, cette cruelle mère ne sait ni ce qu'un amant tel que moi peut oser, ni jusqu'où sa rigueur, dont tout le monde est indigné, peut conduire sa fille. Il me semble que sa propre expérience aurait dû la mieux conseiller ; car enfin… Madame de Vertillac, prenez-y garde : nous ferons quelque extravagance d'éclat dont tout le blâme retombera sur vous, je vous en préviens. On dira… Ce que vous entendez, mon ami, je vous supplie de le rendre fidèlement à madame de Vertillac.

Monsieur Hardouin
Doucement, modérez-vous, et voyons à tête reposée s'il n'y aurait pas quelque moyen de finir votre peine.

Monsieur de Crancey
Elle passe pour avoir eu du goût pour vous : on croit même qu'une assez longue suite de successeurs ne vous a pas fait oublier : priez, suppliez, ordonnez ensuite, car on acquiert ce droit avec les femmes. Que mon sort se décide et promptement, ou je ne réponds de rien.

Monsieur Hardouin
Il faut y penser… J'y pense, et plus j'y pense, plus la chose me paraît difficile.

Monsieur de Crancey
Quoi ? cette heureuse fécondité en expédients qui vous a fait tant de réputation…

Monsieur Hardouin
Et de haines.

Monsieur de Crancey
Cessera-t-elle pour votre ami ?

Monsieur Hardouin
Je suis devenu pusillanime, scrupuleux.

Monsieur de Crancey
Je vois ce que c'est : vous avez encore des vues sur madame de Vertillac, comme elle pourrait bien en avoir sur vous, et vous craignez…

Monsieur Hardouin
Je crains les reproches de ma conscience, les vôtres ; mon âme est devenue timorée, je ne me reconnais pas. Ah ! si j'étais ce que je fus autrefois ! Et puis, je ne vois que des gens qui veulent la chose et qui ne veulent pas les moyens.

Monsieur de Crancey
Je n'en suis pas.

Monsieur Hardouin
Et vous me donneriez carte blanche ?

Monsieur de Crancey
Sans balancer.

Monsieur Hardouin
Sans me questionner ?

Monsieur de Crancey
Vous questionner ! Regardez-moi bien : lorsqu'il s'agira de finir mon supplice et celui de mon amie, fallût-il signer un pacte avec le diable, me voilà prêt.

Monsieur Hardouin
Ce n'est pas tout à fait cela ; mais, première condition, point de curiosité.

Monsieur de Crancey
Je n'en aurai point.

Monsieur Hardouin
Seconde condition, de la docilité.

Monsieur de Crancey
Qu'exigez-vous ?

Monsieur Hardouin
D'ignorer le domicile de ces femmes, de les laisser en repos et de simuler un peu d'indifférence.

Monsieur de Crancey
Moi ! moi ! simuler de l'indifférence ! Cela est au-dessus de mes forces, je ne saurais ; c'est à m'attirer le mépris de la mère et à faire mourir de douleur sa fille. Je ne saurais, je ne saurais.

Monsieur Hardouin
Avez-vous oublié la menace de madame de Vertillac ?

Monsieur de Crancey
Je me soucie bien de ses menaces. Un couvent ! On brise les portes d'un couvent, on en franchit les murs. Monsieur, l'amour est plus fort que l'enfer.

Monsieur Hardouin
Remettez-vous.

Monsieur de Crancey (en se démenant, en étouffant.)
Me voilà remis ; oui, je suis remis.

Monsieur Hardouin
Vous conviendrait-il que madame de Vertillac, madame de Vertillac, entendez-vous, vous suppliât à mains jointes d'épouser mademoiselle sa fille ?

Monsieur de Crancey
Me suppliât.

Monsieur Hardouin
Oui, oui, vous suppliât. Sans trop présumer de mes forces, je pourrais, je crois, l'amener jusque-là.

Monsieur de Crancey
Mais la fuir ! Mais jouer l'indifférence ! Mon ami, ne pourriez-vous pas m'imposer un rôle plus raisonnable et plus facile ?

Monsieur Hardouin
Homme enragé ! Que vous demandé-je ? De ne sortir de votre logis que quand je vous appellerai.

Monsieur de Crancey
Et cette détention durera-t-elle longtemps ?

Monsieur Hardouin
Un jour peut-être.

Monsieur de Crancey
Un jour sans la voir ! Cela ne m'est point encore arrivé. Un mortel jour entier ! Qu'en pensera-t-elle ? Vous êtes un tyran. Allons, j'accorde le jour, mais pas une minute de plus. À propos, vous ne savez pas ce qui m'est passé par la tête lorsque je conduisais leur voiture : au moindre signe de mon amie, je les enlevais toutes deux.

Monsieur Hardouin
Qu'eussiez-vous fait de la mère ?

Monsieur de Crancey
Je ne sais ; mais l'aventure eût fait un tapage enragé, et il aurait bien fallu qu'elle m'accordât sa fille. Celle-ci ne l'a pas voulu ; je crains bien qu'elle ne s'en repente.

Monsieur Hardouin
Et vous formiez ce projet sans scrupule ?

Monsieur de Crancey
Aucun.

Monsieur Hardouin
Comment ! vous êtes presque digne d'être mon confident. Allez, renfermez-vous, et pour paraître, attendez mes ordres suprêmes.

Monsieur de Crancey
Et je les recevrai avant la fin du jour ?

Monsieur Hardouin
Avant la fin du jour.

Monsieur de Crancey
Combien je vais souffrir et m'ennuyer ! Que ferai-je ? Je relirai ses lettres, je lui écrirai, je baiserai son portrait, je…

Monsieur Hardouin
Adieu ! adieu !… Quelle tête ! Mais c'est ainsi qu'il faut aimer, ou ne pas s'en mêler.


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