(MONSIEUR HARDOUIN, MADAME DE VERTILLAC.)
Monsieur Hardouin
Et votre fille ?
Madame de Vertillac
J'ai pensé que ces petites oreilles-là seraient au moins superflues pour ce que nous avons à nous dire, et je viens de les déposer chez notre amie, madame de Chepy.
Monsieur Hardouin
La pauvre enfant, que je la plains ! (Il sonne. Bas au laquais.)
Faites dire à M. de Crancey de se rendre sur-le-champ chez madame de Chepy où il trouvera bonne compagnie.
Madame de Vertillac
C'est pour qu'on ne vienne pas nous interrompre ?
Monsieur Hardouin
Tout juste.
Madame de Vertillac
Eh bien, que dites-vous de ce Crancey ?
Monsieur Hardouin
Je dis qu'il a la tête tournée de votre fille, et que ce n'est pas un grand malheur.
Madame de Vertillac
Une dissimulation de quatre jours ! Je ne pardonnerai jamais ce mystère à ma fille. Mais parlons d'abord de nous, ensuite nous parlerons d'elle. Je me doute bien que depuis notre cruelle séparation votre cœur ne vous est pas resté. Point de question de ma part sur ce point, parce que vous me mentiriez peut-être ; aucune de la vôtre, s'il vous plaît, parce que je serais femme à vous dire la vérité. Mais votre temps, votre talent ?
Monsieur Hardouin
Ma foi, je les donne à tous ceux qui en font assez de cas pour les accepter.
Madame de Vertillac
C'est ainsi que la vie se passe sans acquérir ni réputation ni fortune.
Monsieur Hardouin
Si la fortune vient à moi, je ne la repousserai pas ; mais on ne me verra jamais courir après elle. Quant à la réputation, c'est un murmure qui peut flatter un moment, mais qui ne vaut guère la peine qu'on s'en soucie, surtout quand on quitte Tartuffe et le Misanthrope pour courir à Jérôme Pointu. Le bon goût est perdu.
Madame de Vertillac
Mais vous êtes devenu philosophe.
Monsieur Hardouin
Et triste.
Madame de Vertillac
Triste ! et pourquoi ? Ils disent tous que la sagesse est la source de la sérénité.
Monsieur Hardouin
La mienne s'afflige de la folie.
Madame de Vertillac
Vous n'y pensez pas. Les fous ont été créés pour l'amusement du sage, il faut en rire.
Monsieur Hardouin
On passerait son temps à rire de ses amis.
Madame de Vertillac
Hardouin, prenez-y garde, vous couvez une maladie, vous changez de caractère.
Monsieur Hardouin
Quoi, si vous vous trouviez, à votre insu, dans une de ces circonstances critiques qui portent la désolation au fond du cœur d'une mère, vous me conseilleriez de n'envisager la chose que du côté plaisant, et de faire le rôle de Démocrite ?
Madame de Vertillac
Non, mais je n'en suis pas là, et je ne vous permettrai jamais de prendre aux passants l'intérêt que vous me devez.
Monsieur Hardouin
J'ai vu de Crancey.
Madame de Vertillac
Vous a-t-il parlé de moi ?
Monsieur Hardouin
C'est la plus belle âme, la plus ingénue. J'ai sa confiance au point que s'il avait commis un crime, je crois qu'il me l'avouerait.
Madame de Vertillac
Et de ma fille que vous en a-t-il dit ? Tenez, mon cher Hardouin, j'aime de Crancey ; mais le reste de la famille, je l'ai en horreur, et je ne me résoudrai jamais à vivre avec ces gens-là.
Monsieur Hardouin
Tant pis, tant pis.
Madame de Vertillac
Ah ! ne voilà-t-il pas que votre héracliterie vous reprend ? Allons, éclaircissez ce front chargé d'ennui. Livrez-vous au plaisir de revoir votre première amie qui vous a toujours regretté. Vous étiez bien jeune ; il y a déjà des années… Vous vous taisez. Savez-vous que ce silence et ce maintien commencent à me soucier ? Ne craignez rien, Hardouin ; je ne suis pas venue pour vous rappeler les plus beaux jours de ma vie, et peut-être de la vôtre. Si vous avez un engagement, il faut y être fidèle. J'ai des principes.
Monsieur Hardouin
De Crancey m'a écrit et je lui ai répondu.
Madame de Vertillac
Je ne connais pas encore son style ; cela doit être bien emporté, bien tendre. Est-ce que vous me refuseriez la lecture de ces lettres ?
Monsieur Hardouin
Non, si je pouvais attendre de votre part un peu de modération et d'impartialité. Là, mon amie, quand vous jetteriez les hauts cris, ce qui serait fait n'en serait pas moins fait, et toutes vos fureurs ne répareraient rien.
Madame de Vertillac
Que voulez-vous dire ? Les lettres ! les lettres, il faut que je les voie sans délai.
Monsieur Hardouin
Je ne me suis proposé ni de vous offenser, ni d'excuser votre fille, mais si j'osais vous rappeler au temps de votre mariage, vous concevriez qu'avec un esprit droit, une âme honnête et la meilleure éducation, l'opiniâtreté déplacée des parents, leurs persécutions, leurs délais peuvent amener un accident.
Madame de Vertillac
Ciel ! qu'ai-je entendu ? Les lettres ! pour Dieu, mon cher ami, les lettres !
Monsieur Hardouin
Les voilà, mais je ne vous les confierai que sur votre parole d'honneur de ne parler de rien à de Crancey, ni à votre fille, de vous conduire avec elle comme une mère indulgente et bonne, comme la vôtre se conduisit avec vous, de consulter avec moi sur le meilleur et le plus prompt expédient de tout réparer, et de n'éclater, s'il faut que vous éclatiez, que lorsque nous serons sortis d'embarras. Votre parole d'honneur.
Madame de Vertillac
Je la donne : je me tairai ; et que lui dirais-je à elle ? J'ai perdu le droit de me plaindre. Ah ! ma pauvre mère, combien elle a dû souffrir ! C'est à présent que je l'éprouve. (Madame de Vertillac lit les lettres, elles lui tombent des mains. Elle se renverse dans un fauteuil, elle pleure, elle se désole. Elle dit :)
Qui l'aurait imaginé d'une enfant aussi timide, aussi innocente ?
Monsieur Hardouin
Vous l'étiez autant qu'elle.
Madame de Vertillac
D'un jeune homme aussi sage, aussi réservé ?
Monsieur Hardouin
Feu M. de Vertillac ne l'était pas moins.
Madame de Vertillac
Je ne sais comment cela se fit.
Monsieur Hardouin
Votre fille le sait encore moins.
Madame de Vertillac
Mères, pauvres mères, veillez bien sur vos enfants !… Mais il veut que je signe un dédit ; est-il fou ? Ce n'est plus à lui à redouter mon refus ; il me tient pieds et poings liés, et c'est à moi à trembler du refroidissement qui suit presque toujours les passions satisfaites.
Monsieur Hardouin
Vous voyez mal, souffrez que je vous le dise : de Crancey connaît toute l'impétuosité de votre caractère, et il craint de perdre celle qu'il aime, même après un événement qui doit lui en assurer la possession. Cela est tout à fait honnête et délicat.
Madame de Vertillac
Où est ce dédit ? vite, vite que je le signe, et qu'on me les mène à l'église… Il était donc écrit que je vivrais avec les Crancey !
Monsieur Hardouin (à un laquais.)
Faites entrer M. des Renardeaux.
La pièce "Le Père de famille" de Denis Diderot est une comédie dramatique en cinq actes publiée en 1758. Elle explore des thèmes liés aux devoirs parentaux, à l’éducation, à...