ACTE III - Scène III


(MONSIEUR HARDOUIN, MONSIEUR POULTIER, premier commis de la marine.)

Monsieur Hardouin (vers la coulisse.)
Monsieur Poultier, monsieur Poultier, c'est Hardouin, c'est moi qui vous appelle ; un mot, s'il vous plaît.

Monsieur Poultier
Vous êtes un indigne ; je ne devrais pas vous apercevoir. Y a-t-il deux ans que vous me promettez de venir dîner avec nous ? Il est vrai qu'on m'a dit que c'était par cette raison qu'il n'y fallait point compter ; mais, rancune tenante, que me voulez-vous ?

Monsieur Hardouin
Auriez-vous un quart d'heure à m'accorder ?

Monsieur Poultier (tirant sa montre.)
Oui, un quart d'heure, mais pas davantage, c'est jour de dépêches.

Monsieur Hardouin (vers l'antichambre.)
Qui que ce soit qui vienne, je n'y suis pas ; qui que ce soit, entendez-vous ?

Monsieur Poultier
Cela semble annoncer une affaire grave.

Monsieur Hardouin
Très-grave. Avez-vous toujours de l'amitié pour moi ?

Monsieur Poultier
Oui, traître ; malgré tous vos travers, est-ce qu'on peut s'en empêcher ?

Monsieur Hardouin
Si je me jetais à vos genoux, et que j'implorasse votre secours dans la circonstance de ma vie la plus importante, me l'accorderiez-vous ?

Monsieur Poultier
Auriez-vous besoin de ma bourse ?

Monsieur Hardouin
Non.

Monsieur Poultier
Vous seriez-vous encore fait une affaire ?

Monsieur Hardouin
Non.

Monsieur Poultier
Parlez, demandez, et soyez sûr que si la chose n'est pas impossible, elle se fera.

Monsieur Hardouin
Je ne sais par où commencer.

Monsieur Poultier
Avec moi ! allez droit au fait.

Monsieur Hardouin
Connaissez-vous madame Bertrand ?

Monsieur Poultier
Cette diable de veuve qui depuis six mois tient la ville et la cour à nos trousses, et qui nous a fait plus d'ennemis en un jour que dix autres solliciteurs ne nous en auraient fait en dix ans ? Encore trois ou quatre clientes comme elle, et il faudrait déserter les bureaux. Que veut-elle ? Une pension ? on la lui offre. Que voulez-vous ? Qu'on l'augmente ? on l'augmentera.

Monsieur Hardouin
Ce n'est pas cela ; elle consent à ce qu'on la diminue, pourvu qu'on la rende réversible sur la tête de son fils.

Monsieur Poultier
Cela ne se peut, cela ne se peut. Cela ne s'est pas encore fait, cela ne doit pas se faire, cela ne se fera point. Voyez donc, mon ami, vous qui avez du sens, les conséquences de cette grâce. Voulez-vous nous attirer sur les bras cent autres veuves pour lesquelles votre madame Bertrand aura fait la planche ? Faut-il que les règnes continuent à s'endetter successivement ? Savez-vous qu'il en coûte presque autant pour les dépenses courantes ? Nous voulons nous liquider, et ce n'en est pas là le moyen. Mais quel intérêt pouvez-vous prendre à cette femme, assez puissant pour vous fermer les yeux sur la chose publique ?

Monsieur Hardouin
Quel intérêt j'y prends ? Le plus grand. Avez-vous regardé madame Bertrand ?

Monsieur Poultier
D'accord, elle est fort bien.

Monsieur Hardouin
Et si je la trouvais telle depuis dix ans ?

Monsieur Poultier
Vous en auriez assez.

Monsieur Hardouin
Laissons la plaisanterie. Vous êtes un très-galant homme, incapable de compromettre la réputation d'une femme et de faire mourir de douleur un ami. Ces gens de mer, peu aimables d'ailleurs, sont sujets à de longues absences.

Monsieur Poultier
Et ces longues absences seraient fort ennuyeuses pour leurs femmes, si elles étaient folles de leurs maris.

Monsieur Hardouin
Madame Bertrand estimait fort le brave capitaine Bertrand, mais elle n'en avait pas la tête tournée, et cet enfant pour lequel elle sollicite la réversibilité de la pension, cet enfant…

Monsieur Poultier
Vous en êtes le père.

Monsieur Hardouin
Je le suppose.

Monsieur Poultier
Pourquoi diable lui faire un enfant ?

Monsieur Hardouin
C'est elle qui l'a voulu.

Monsieur Poultier
Cependant cela change un peu la thèse.

Monsieur Hardouin
Je ne suis pas riche, vous connaissez ma façon de penser et de sentir. Dites-moi, si cette femme venait à mourir, croyez-vous que je pusse supporter les dépenses de l'éducation d'un enfant, ou me résoudre à l'oublier, à l'abandonner ? Le feriez-vous ?

Monsieur Poultier
Non ; mais est-ce à l'État à réparer les sottises des particuliers ?

Monsieur Hardouin
Ah ! si l'État n'avait pas fait et ne faisait pas d'autres injustices que celle que je vous propose ! si l'on n'eût accordé et si l'on n'accordait de pensions qu'aux veuves dont les maris se sont noyés pour satisfaire aux lois de l'honneur et de la marine, croyez-vous que le fisc en fût épuisé ? Permettez-moi de vous le dire, mon ami, vous êtes d'une probité trop rigoureuse, vous craignez d'ajouter une goutte d'eau à l'Océan. Si cette grâce était la première de cette nature, je ne la demanderais pas.

Monsieur Poultier
Et vous feriez bien.

Monsieur Hardouin
Mais des prostituées, des proxénètes, des chanteuses, des danseuses, des histrions, une foule de lâches, de coquins, d'infâmes, de vicieux de toute espèce épuiseront le trésor, pilleront la cassette, et la femme d'un brave homme…

Monsieur Poultier
C'est qu'il y en a tant d'autres qui ont aussi bien mérité de nous que le capitaine Bertrand, et laissé des veuves indigentes avec des enfants.

Monsieur Hardouin
Et que m'importent ces enfants que je n'ai pas faits, et ces veuves en faveur desquelles ce n'est pas un ami qui vous sollicite ?

Monsieur Poultier
Il faudra voir.

Monsieur Hardouin
Je crois que tout est vu, et vous ne sortirez pas d'ici que je n'aie votre parole.

Monsieur Poultier
À quoi vous servira-t-elle ! Ne faut-il pas l'agrément du ministre ? Mais il a de l'estime et de l'amitié pour vous.

Monsieur Hardouin
Et vous lui confierez…

Monsieur Poultier
Il le faudra bien. Cela vous effarouche, je crois ?

Monsieur Hardouin
Un peu. Ce secret n'est pas le mien, c'est celui d'un autre, et cet autre c'est une femme.

Monsieur Poultier
Dont le mari n'est plus. Vous êtes un enfant… Savez-vous comment votre affaire tournera ? Je dirai tout, on sourira. Je proposerai la diminution de la pension, à condition de la rendre réversible, on y consentira. Au lieu de la diminuer, nous la doublerons ; le brevet sera signé sans avoir été lu, et tout sera fini.

Monsieur Hardouin
Vous êtes charmant. Votre bienfaisance me touche aux larmes ; venez que je vous embrasse. Et notre brevet se fera-t-il longtemps attendre ?

Monsieur Poultier
Une heure, deux heures peut-être. Je vais travailler avec le ministre ; il y a beaucoup d'affaires, mais on n'expédie que celles que je veux. La vôtre passera la première, et dans un instant je pourrai bien venir moi-même vous instruire du succès.

Monsieur Hardouin
Je ne saurais vous dire combien je vous suis obligé.

Monsieur Poultier
Ne me remerciez pas trop, je n'ai jamais eu la conscience plus à l'aise. Voilà en effet une belle récompense pour un homme de lettres qui a consumé les trois quarts de sa vie d'une manière honorable et utile, à qui le ministère n'a pas encore donné le moindre signe d'attention, et qui sans la magnificence d'une souveraine étrangère… Adieu. Je pourrais, je crois, vous rappeler votre promesse, mais je ne veux pas que l'ombre de l'intérêt obscurcisse ce que vous regardez comme un bienfait. Vous retrouverai-je ici ?

Monsieur Hardouin
Assurément, si j'ai le moindre espoir de vous y revoir. (Rappelant M. Poultier qui s'en va.)
Mon ami ?…

Monsieur Poultier
Qu'est-ce qu'il y a ?

Monsieur Hardouin
Cette confidence au ministre…

Monsieur Poultier
Vous chiffonne, je le conçois, mais elle est indispensable.

Monsieur Hardouin
Vous croyez ? (Il sourit.)


Autres textes de Denis Diderot

Le Père de famille

La pièce "Le Père de famille" de Denis Diderot est une comédie dramatique en cinq actes publiée en 1758. Elle explore des thèmes liés aux devoirs parentaux, à l’éducation, à...



Les auteurs


Les catégories

Médiawix © 2025