(MONSIEUR HARDOUIN, MONSIEUR DES RENARDEAUX, avocat de Gisors, se présentant pour entrer en même temps que madame Bertrand sort.)
Monsieur Hardouin
Et puis faites une pièce, au milieu de tout cela !… Mille pardons, cher Des Renardeaux, de vous avoir fait attendre.
Monsieur des Renardeaux
Je vous le pardonne, car elle est, ma foi, charmante.
Monsieur Hardouin
Vous avez encore des yeux ?
Monsieur des Renardeaux
C'est tout ce qui me reste. Me voilà à vos ordres ; eh bien, de quoi s'agit-il ?
Monsieur Hardouin
Je ne sais comment je puis rire, car je suis profondément désolé.
Monsieur des Renardeaux
Votre pièce est tombée ?
Monsieur Hardouin
C'est bien pis.
Monsieur des Renardeaux
Comment, diable !
Monsieur Hardouin
J'avais une sœur que j'aimais à la folie, un peu dévote, mais, à cela près, la meilleure créature, la meilleure sœur qu'il y eût au monde. Je l'ai perdue.
Monsieur des Renardeaux
Et l'on vous dispute sa succession ?
Monsieur Hardouin
C'est bien pis.
Monsieur des Renardeaux
Comment, diable !
Monsieur Hardouin
On en a disposé sans mon aveu. Elle vivait avec une amie ; celle-ci, accoutumée au rôle de maîtresse dans la maison, a tout pris, tout donné, tout vendu, lits, glaces, linge, vaisselle, meubles, batterie de cuisine, argenterie, et il ne me reste de mobilier non plus que vous en voyez sur ma main.
Monsieur des Renardeaux
Cela était-il considérable ?
Monsieur Hardouin
Assez. Je ne sais quel parti prendre. Perdre une bonne partie de son bien, surtout quand on n'est pas mieux dans ses affaires que moi, cela me paraît dur ; attaquer l'ancienne amie d'une sœur, cela me semble indécent. Que me conseillez-vous ?
Monsieur des Renardeaux
Ce que je vous conseille ? De rester en repos.
Monsieur Hardouin
C'est bientôt dit.
Monsieur des Renardeaux
Demeurez en repos, vous dis-je. Savez-vous ce que c'est que votre affaire ? La même que celle que j'ai avec votre vieille amie madame Servin, qui dure depuis dix ans, qui en durera dix autres ; pour laquelle j'ai fait cinquante voyages à Paris, qui m'y rappellera cinquante fois encore ; qui me coûte en faux frais à peu près deux cents louis, qui m'en coûtera plus de deux cents autres ; et qui, grâce aux puissantes protections de la dame, ou ne sera jamais jugée, ou dont après la sentence, si j'en obtiens une, je ne tirerai pas le quart de mes déboursés.
Monsieur Hardouin
Ainsi vous ne voulez pas absolument que je plaide.
Monsieur des Renardeaux
Non, de par tous les diables qui emportent et votre amie madame Servin et l'amie de votre sœur !
Monsieur Hardouin
Si c'était à recommencer, vous ne plaideriez donc pas ?
Monsieur des Renardeaux
Non… À quoi pensez-vous ?
Monsieur Hardouin
À vous obliger, si je puis ; je n'aime pas à demeurer en reste avec mes amis. Il me vient une idée…
Monsieur des Renardeaux
Quelle ?
Monsieur Hardouin
Mais en retour du service que vous me rendez en me dissuadant d'entamer une mauvaise affaire, car je n'y pense plus, si par hasard je finissais la vôtre ? Savez-vous que cela ne me serait pas du tout impossible ?
Monsieur des Renardeaux
J'y consens, j'y consens de tout mon cœur, et s'il ne vous fallait qu'une procuration en bonne forme, procuration par laquelle je vous autoriserais à terminer, procuration par laquelle je m'engagerais à ratifier sans exception tout ce qu'il vous aurait plu d'arbitrer, faites-moi donner encre, plume, papier, et je la dresse et je la signe.
Monsieur Hardouin
Voilà sur cette table tout ce qu'il vous faut… (L'arrêtant.)
Mon cher Des Renardeaux, bride en main. Je ferai de mon mieux, vous n'en doutez pas, mais à tout événement, point de reproches.
Monsieur des Renardeaux
N'en craignez point.
Monsieur Hardouin
Que sait-on ? (Tandis que Des Renardeaux écrit.)
Ah ! ah ! ah ! si l'avocat bas-normand savait que j'ai là dans ma poche la procuration de la dame !… Voilà qui est fort bien ; mais la pièce que j'ai promise ?… Allons, il faut suivre sa destinée, et la mienne est de promettre ce que je ne ferai point, et de temps en temps de faire ce que je n'aurai pas promis.
Monsieur des Renardeaux
La voilà. Je soussigné, Issachar des Renardeaux…
Monsieur Hardouin
Je ne doute point que cela ne soit à merveille.
Monsieur des Renardeaux
Mais encore faut-il prendre lecture du titre en conséquence duquel on doit opérer, cela est dans la règle. Je soussigné, Issachar…
Monsieur Hardouin
Est-ce que j'ai jamais suivi de règles ?
Monsieur des Renardeaux
Vous n'en avez pas été plus sage. La règle, mon ami ; la règle, c'est la reine du monde. Au reste, que j'obtienne seulement le remboursement de mes frais qu'elle fera régler, avec de quoi meubler décemment ce petit corps de logis qui donne sur la rivière et sur la forêt, qui doit vous inspirer les plus beaux vers ; que depuis dix ans vous devez venir occuper et que vous n'occuperez jamais ; et je tiens quitte de tout madame Servin pour moi, pour ma femme, pour mes enfants et leurs ayants cause. À propos, j'ai vu dans sa cour une chaise à porteurs, le seul effet mobilier qui reste de feu madame Desforges ma parente, qui cessa de marcher longtemps avant que de mourir ; stipulez en sus la chaise à porteurs. Ma femme commence à manquer par les jambes, et ce serait un cadeau à lui faire. N'oubliez pas la chaise à porteurs.
Monsieur Hardouin
Je ne l'oublierai pas.
Monsieur des Renardeaux
Vous êtes distrait.
Monsieur Hardouin
Mon ami, je suis excédé de ce maudit pays-ci. La vie s'y évapore ; on n'y fait quoi que ce soit de bien, et je suis résolu d'aller vivre et mourir à Gisors.
Monsieur des Renardeaux
Vous viendrez vivre à Gisors ?
Monsieur Hardouin
À Gisors. C'est là que la gloire, le repos et le bonheur m'attendent.
Monsieur des Renardeaux
Vous viendrez mourir à Gisors ?
Monsieur Hardouin
À Gisors.
Monsieur des Renardeaux
Et moi, je vous dis que les têtes comme la vôtre ne savent jamais ce qu'elles feront, et que vous irez vivre et mourir où il plaira à votre mauvais génie de vous mener. Ne faites point de projets.
Monsieur Hardouin
Ma foi, j'en ai tant fait qui se sont évanouis, que ce serait le mieux ; mais on fait des projets, comme on se remue sur sa chaise quand on est mal assis.
Monsieur des Renardeaux
Et la dame, quand la verrez-vous ?
Monsieur Hardouin
Aujourd'hui.
Monsieur des Renardeaux
Elle est fine ; prenez garde qu'elle n'évente notre complot.
Monsieur Hardouin
Est-ce que cela vous viendrait à sa place, à vous avocat, avocat bas-normand ?
Monsieur des Renardeaux
Peut-être ; je suis quelquefois délié. Et quand vous reverrai-je ?
Monsieur Hardouin
Dans la journée.
Monsieur des Renardeaux
Où ?
Monsieur Hardouin
Ici. Habitez-vous toujours votre grenier, rue de la Flèche ?
Monsieur des Renardeaux
Toujours. Ne plaidez pas, entendez-vous, et tirez de la dame Servin le meilleur parti que vous pourrez. J'ai trois enfants ; et elle n'a que sa fille, cette vieille folle qui est laide et méchante comme un singe malade, et sourde en sus comme un pot. Elle est riche, et je ne le suis pas. Adieu.
Monsieur Hardouin
Adieu.
Monsieur des Renardeaux (du fond du théâtre.)
Et la chaise à porteurs.
Monsieur Hardouin
Et la chaise à porteurs… Me voilà seul enfin, et je puis rêver.
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