(MONSIEUR POULTIER, MADAME BERTRAND, BINBIN son enfant ; MONSIEUR HARDOUIN caché entre les battants de la porte, moitié en dehors, moitié en dedans, et se prêtant à tous les mouvements de cette plaisante scène.)
Madame Bertrand (s'inclinant et fléchissant le genou de son fils devant M. Poultier.)
Monsieur, permettez… Mon fils, embrassez les genoux de monsieur.
Monsieur Poultier
Madame, vous vous moquez de moi… Cela ne se fait point… Je ne le souffrirai pas.
Madame Bertrand
Sans vous, que serais-je devenue, et ce pauvre petit !
Monsieur Poultier (s'assied dans un fauteuil, prend l'enfant sur ses genoux, le regarde fixement et dit :)
C'est son père, c'est à ne pouvoir s'y méprendre ; qui a vu l'un voit l'autre.
Madame Bertrand
J'espère, monsieur, qu'il en aura la probité et le courage ; mais il ne lui ressemble point du tout.
Monsieur Poultier
Nous pourrions avoir raison tous deux… Ce sont ses yeux, même couleur, même forme, même vivacité.
Madame Bertrand
Mais non, monsieur ; M. Bertrand avait les yeux bleus, et mon fils les a noirs ; M. Bertrand les avait petits et renfoncés, mon fils les a grands et presque à fleur de tête.
Monsieur Poultier
Et les cheveux ? et le front ? et le teint ? et le nez ?
Madame Bertrand
Mon mari avait les cheveux châtains, le front étroit et carré, la bouche énormément grande, les lèvres épaisses et le teint enfumé. Mon fils n'a rien de cela, regardez-le donc : ses cheveux sont brun-clair, son front haut et large, sa bouche petite, ses lèvres fines ; pour le nez, M. Bertrand l'avait épaté, et celui de mon fils est presque aquilin.
Monsieur Poultier
C'est son regard vif et doux.
Madame Bertrand
Son père l'avait sévère et dur.
Monsieur Poultier
Combien cela fera de folies !
Madame Bertrand
Grâce à vos bontés, j'espère qu'il sera bien élevé, et grâce à son heureux naturel, j'espère qu'il sera sage. N'est-il pas vrai, Binbin, que vous serez bien sage ?
Binbin
Oui, maman.
Monsieur Poultier
Combien cela vous donnera de chagrin ! que cela fera couler de larmes à sa mère !
Madame Bertrand
Est-il vrai, mon fils ?
Binbin
Non, maman. Monsieur, j'aime maman de tout mon cœur, et je vous assure que je ne la ferai jamais pleurer.
Monsieur Poultier
Quelle nuée de jaloux, de calomniateurs, d'ennemis, j'entrevois là !
Madame Bertrand
Des jaloux, je lui en souhaite, pourvu qu'il en mérite ; des calomniateurs et des ennemis, s'il en a, je m'en consolerai, pourvu qu'il ne les mérite pas.
Monsieur Poultier
Comme cela aura la fureur de dire tout ce qu'il est de la prudence de taire !
Madame Bertrand
Pour ce défaut-là, j'en conviens, c'était bien un peu celui de son père.
Monsieur Poultier
Et puis gare la lettre de cachet, la Bastille ou Vincennes. Je vous salue, madame ; je suis trop heureux de vous avoir été bon à quelque chose. Bonjour, petit ; on vous rappellera peut-être un jour mes prédictions.
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