(MADAME DE VERTILLAC, MADEMOISELLE DE VERTILLAC, MONSIEUR DE CRANCEY, MADAME DE CHEPY, entrant sur la fin de la scène.)
Mademoiselle de Vertillac
Maman, de grâce, expliquez-vous ; vos reproches, quels qu'ils soient, me seront moins cruels que cette indignation muette qui vous oppresse et qui me désole.
Madame de Vertillac
Retirez-vous.
Monsieur de Crancey
C'est une faute, mais mademoiselle en est tout à fait innocente.
Madame de Vertillac
Elle dormait peut-être ! elle était léthargique ! elle veillait, et vous avez usé de violence ?
Monsieur de Crancey
Elle ignorait…
Madame de Vertillac
Et voilà l'effet de cette funeste réserve de nos parents ! et pourquoi ne pas nous dire de bonne heure…
Monsieur de Crancey
Et qu'eussiez-vous dit à votre fille, qui l'eût sauvée de mon désespoir ? Vous me l'enleviez ! Je la perdais !
Madame de Vertillac
Et c'est sur une grande route ! dans un lit d'auberge !…
Mademoiselle de Vertillac
Maman, me permettriez-vous de parler ?
Madame de Vertillac
Non, mourez de honte et taisez-vous.
Monsieur de Crancey
Madame…
Madame de Vertillac
Vous, monsieur, parlez, arrangez bien votre roman, mentez, mentez encore, mais songez que j'ai de quoi vous confondre. Approchez, reconnaissez-vous cette écriture ?
Monsieur de Crancey
C'est celle d'Hardouin.
Madame de Vertillac
Et cette lettre ?
Monsieur de Crancey
Je ne sais de qui elle est.
Madame de Vertillac
Vous ne l'avez point écrite ?
Monsieur de Crancey
Non.
Madame de Vertillac
Mais on y parle en votre nom, mais elle est signée de vous.
Monsieur de Crancey
J'en conviens, (À part.)
Il y a de l'Hardouin dans ceci.
Madame de Vertillac
Ma fille, regardez-moi, regardez-moi fixement… Malheureuse enfant, avoue, avoue tout, jette-toi à mes pieds, demande grâce. Hélas ! je n'ai que trop bien appris à connaître la subtilité de ces serpents-là ; l'excuse de ta faiblesse est au fond de mon cœur.
Mademoiselle de Vertillac
Maman, que je sache du moins l'aveu que vous attendez : interrogez votre fille, elle est prête à vous répondre.
Madame de Vertillac
Quoi ! vous n'avez pas cédé… Tenez, lisez, lisez tous deux… (Tandis qu'ils lisent.)
Mais elle ne rougit point, elle ne pâlit point, ils ne se déconcertent pas.
Mademoiselle de Vertillac
Rassurez-vous, maman : c'est une calomnie, c'est une insigne calomnie.
Madame de Vertillac
Vous ne m'en imposez point ?
Mademoiselle de Vertillac
Non, maman.
Madame de Vertillac
Et toute cette trame serait l'ouvrage d'Hardouin ?
Monsieur de Crancey
Je crois qu'il aurait pu mettre un peu plus de délicatesse dans les moyens de m'obliger ; mais il est mon ami, mais il voyait ma peine…
Madame de Vertillac
Où est le scélérat ? Où est-il ? Quelque part qu'il soit, il faut que je le trouve. Il a beau fuir, je le suivrai partout ; rien ne me contiendra : en présence de toute la terre je parlerai ; j'exposerai son indignité ; toutes les portes lui seront fermées, je le déshonorerai… Et cela vous paraît plaisant à vous, monsieur de Crancey ?… Allez, ma fille, avec un peu de pudeur, vous rougiriez jusque dans le blanc des yeux.
Madame de Chepy (entre.)
Quel bruit ! qu'est-ce qu'il y a ? Votre fille baisse la vue, M. de Crancey ne demanderait pas mieux que d'éclater, la fureur vous transporte. Que vous est-il donc arrivé depuis un moment ?
Madame de Vertillac
Où est Hardouin ?
Madame de Chepy
Que sais-je ? Chez moi peut-être : j'ai une femme de chambre qui n'est pas mal…
Monsieur de Crancey
Et à qui il fait quelque chose de pis ou de mieux que de supposer un enfant.
Madame de Vertillac
Chez vous ? Retournons, retournons, ce témoin ne sera pas de trop.
Madame de Chepy
Est-ce que la tête lui tourne ?
La pièce "Le Père de famille" de Denis Diderot est une comédie dramatique en cinq actes publiée en 1758. Elle explore des thèmes liés aux devoirs parentaux, à l’éducation, à...