Acte II - Scène IV



(Marcelle, Théodore, Stéphanie)

Marcelle
Ne vous offensez pas, objet rare et charmant,
Si ma haine avec lui traite un peu rudement.
Ce n'est point avec vous que je la dissimule :
Je chéris Théodore, et je hais Cléobule,
Et, par un pur effet du bien que je vous veux,
Je ne puis voir ici ce parent dangereux.
Je sais que pour Placide il vous fait tout facile,
Qu'en sa grandeur nouvelle il vous peint un asile,
Et tâche à vous porter jusqu'à la vanité
D'espérer me braver avec impunité ;
Je n'ignore non plus que votre âme plus saine,
Connaissant son devoir ou redoutant ma haine,
Rejette ses conseils, en dédaigne le prix,
Et fait de ces grandeurs un généreux mépris.
Mais comme avec le temps il pourrait vous séduire,
Et vous, changeant d'humeur, me forcer à vous nuire,
J'ai voulu vous parler, pour vous mieux avertir
Qu'il serait malaisé de vous en garantir,
Que, si ce qu'est Placide enflait votre courage,
Je puis en un moment renverser mon ouvrage,
Abattre sa fortune, et détruire avec lui
Quiconque m'oserait opposer son appui :
Gardez donc d'aspirer au rang où je l'élève.
Qui commence le mieux ne fait rien s'il n'achève.
Ne servez point d'obstacle à ce que j'en prétends ;
N'acquérez point ma haine en perdant votre temps ;
Croyez que me tromper c'est vous tromper vous-même
Et si vous vous aimez, souffrez que je vous aime.

Théodore
Je n'ai point vu, Madame, encor jusqu'à ce jour
Avec tant de menace expliquer tant d'amour,
Et, peu faite à l'honneur de pareilles visites,
J'aurais lieu de douter de ce que vous me dites ;
Mais, soit que ce puisse être ou feinte, ou vérité,
Je veux bien vous répondre avec sincérité.
Quoique vous me jugiez l'âme basse et timide,
Je croirais sans faillir pouvoir aimer Placide,
Et, si sa passion avait pu me toucher,
J'aurais assez de cœur pour ne le point cacher :
Cette haute puissance à ses vertus rendue
L'égale presque aux rois dont je suis descendue,
Et si Rome et le temps m'en ont ôté le rang,
Il m'en demeure encor le courage et le sang.
Dans mon sort ravalé je sais vivre en princesse :
Je fuis l'ambition, mais je hais la faiblesse,
Et, comme ses grandeurs ne peuvent m'ébranler,
L'épouvante jamais ne me fera parler.
Je l'estime beaucoup, mais en vain il soupire :
Quand même sur ma tête il ferait choir l'empire,
Vous me verriez répondre à cette illustre ardeur
Avec la même estime et la même froideur.
Sortez d'inquiétude et m'obligez de croire
Que la gloire où j'aspire est toute une autre gloire,
Et que, sans m'éblouir de cet éclat nouveau,
Plutôt que dans son lit j'entrerais au tombeau.

Marcelle
Je vous crois, mais souvent l'amour brûle sans luire :
Dans un profond secret il aime à se conduire,
Et, voyant Cléobule aller tant et venir,
Entretenir Placide et vous entretenir,
Je sens toujours dans l'âme un reste de scrupule,
Que je blâme moi-même et tiens pour ridicule,
Mais mon cœur soupçonneux ne s'en peut départir.
Vous avez deux moyens de l'en faire sortir :
Epousez ou Didyme, ou Cléante, ou quelque autre ;
Ne m'importe pas qui, mon choix suivra le vôtre,
Et je le comblerai de tant de dignités,
Que peut-être il vaudra ce que vous me quittez ;
Ou, si vous ne pouvez sitôt vous y résoudre,
Jurez-moi, par ce Dieu qui porte en main la foudre,
Et dont tout l'univers doit craindre le courroux,
Que Placide jamais ne sera votre époux.
Je lui fais pour Flavie offrir un sacrifice ;
Peut-être que vos vœux le rendront plus propice ;
Venez les joindre aux miens et le prendre à témoin.

Théodore
Je veux vous satisfaire, et, sans aller si loin,
J'atteste ici le Dieu qui lance le tonnerre,
Ce monarque absolu du ciel et de la terre,
Et dont tout l'univers doit craindre le courroux,
Que Placide jamais ne sera mon époux.
En est-ce assez, Madame ? Etes-vous satisfaite ?

Marcelle
Ce serment, à peu près, est ce que je souhaite ;
Mais, pour vous dire tout, la sainteté des lieux,
Le respect des autels, la présence des dieux,
Le rendant et plus saint et plus inviolable,
Me le pourraient aussi rendre bien plus croyable.

Théodore
Le Dieu que j'ai juré connaît tout, entend tout ;
Il remplit l'univers de l'un à l'autre bout ;
Sa grandeur est sans borne ainsi que sans exemple ;
Il n'est pas moins ici qu'au milieu de son temple,
Et ne m'entend pas mieux dans son temple qu'ici.

Marcelle
S'il vous entend partout, je vous entends aussi :
On ne m'éblouit point d'une mauvaise ruse ;
Suivez-moi dans le temple, et tôt, et sans excuse.

Théodore
Votre cœur soupçonneux ne m'y croirait non plus
Et je vous y ferais des serments superflus

Marcelle
Vous désobéissez ?

Théodore
Je crois vous satisfaire.

Marcelle
Suivez, suivez mes pas !

Théodore
Ce serait vous déplaire :
Vos desseins d'autant plus en seraient reculés ;
Ma désobéissance est ce que vous voulez.
Il faut de deux raisons que l'une vous retienne :
Ou vous aimez Placide, ou vous êtes chrétienne.

Théodore
Oui, je la suis, Madame, et le tiens à plus d'heur
Qu'une autre ne tiendrait toute votre grandeur.
Je vois qu'on vous l'a dit, ne cherchez plus de ruse :
J'avoue, et hautement, et tôt, et sans excuse.
Armez-vous à ma perte, éclatez, vengez-vous,
Par ma mort à Flavie assurez un époux,
Et noyez dans ce sang, dont vous êtes avide,
Et le mal qui la tue, et l'amour de Placide.

Marcelle
Oui, pour vous punir je n'épargnerai rien,
Et l'intérêt des dieux assurera le mien.

Théodore
Le vôtre en même temps assurera ma gloire :
Triomphant de ma vie, il fera ma victoire,
Mais si grande, si haute, et si pleine d'appas,
Qu'à ce prix j'aimerai les plus cruels trépas.

Marcelle
De cette illusion soyez persuadée :
Périssant à mes yeux, triomphez en idée ;
Goûtez d'un autre monde à loisir les appas,
Et devenez heureuse où je ne serai pas.
Je n'en suis point jalouse, et toute ma puissance
Vous veut bien d'un tel heur hâter la jouissance ;
Mais gardez de pâlir et de vous étonner
À l'aspect du chemin qui vous y doit mener.

Théodore
La mort n'a que douceur pour une âme chrétienne.

Marcelle
Votre félicité va donc faire la mienne.

Théodore
Votre haine est trop lente à me la procurer.

Marcelle
Vous n'aurez pas longtemps sujet d'en murmurer.
Allez trouver Valens, allez, ma Stéphanie.
Mais demeurez : il vient.

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