Acte premier - Scène première



(Placide, Cléobule)

Placide
Il est vrai, Cléobule, et je veux l'avouer,
La fortune me flatte assez pour m'en louer :
Mon père est gouverneur de toute la Syrie,
Et, comme si c'était trop peu de flatterie,
Moi-même elle m'embrasse, et vient de me donner,
Tout jeune que je suis, l'Égypte à gouverner.
Certes, si je m'enflais de ces vaines fumées
Dont on voit à la cour tant d'âmes si charmées,
Si l'éclat des grandeurs avait pu me ravir,
J'aurais de quoi me plaire et de quoi m'assouvir :
Au-dessous des Césars je suis ce qu'on peut être ;
À moins que de leur rang le mien ne saurait croître,
Et pour haut qu'on ait mis des titres si sacrés,
On y monte souvent par de moindres degrés,
Mais ces honneurs pour moi ne sont qu'une infamie.
Parce que je les tiens d'une main ennemie,
Et leur plus doux appât qu'un excès de rigueur,
Parce que pour échange on veut avoir mon cœur.
On perd temps toutefois : ce cœur n'est point à vendre,
Marcelle ; en vain, par là, tu crois gagner un gendre ;
Ta Flavie à mes yeux fait toujours même horreur.
Ton frère Marcellin peut tout sur l'empereur ;
Mon père est ton époux, et tu peux sur son âme
Ce que sur un mari doit pouvoir une femme ;
Va plus outre, et par zèle ou par dextérité,
Joins le vouloir des dieux à leur autorité,
Assemble leur faveur, assemble leur colère :
Pour aimer, je n'écoute empereur, dieux, ni père,
Et je la trouverais un objet odieux
Des mains de l'empereur et d'un père et des dieux.

Cléobule
Quoique pour vous Marcelle ait le nom de marâtre,
Considérez, Seigneur, qu'elle vous idolâtre ;
Voyez d'un œil plus sain ce que vous lui devez,
Les biens et les honneurs qu'elle vous a sauvés :
Quand Dioclétien fut maître de l'empire…

Placide
Mon père était perdu, c'est ce que tu veux dire.
Sitôt qu'à son parti le bonheur eut manqué,
Sa tête fut proscrite, et son bien confisqué ;
On vit à Marcellin sa dépouille donnée ;
Il sut la racheter par ce triste hyménée,
Et forçant son grand cœur à ce honteux lien,
Lui-même il se livra pour rançon de son bien.
Dès lors, on asservit jusques à mon enfance :
De Flavie avec moi on conclut l'alliance,
Et depuis ce moment Marcelle a fait chez nous
Un destin que tout autre aurait trouvé fort doux.
La dignité du fils, comme celle du père,
Descend du haut pouvoir que lui donne ce frère.
Mais, à la regarder de l'œil dont je la voi,
Ce n'est qu'un joug pompeux qu'on veut jeter sur moi :
On élève chez nous un trône pour sa fille ;
On y sème l'éclat dont on veut qu'elle brille,
Et dans tous ces honneurs je ne vois en effet
Qu'un infâme dépôt des présents qu'on lui fait.

Cléobule
S'ils ne sont qu'un dépôt du bien qu'on lui veut faire,
Vous en êtes, Seigneur, mauvais dépositaire,
Puisque avec tant d'effort on vous voit travailler
À mettre ailleurs l'éclat dont elle doit briller :
Vous aimez Théodore, et votre âme ravie
Lui veut donner ce trône élevé pour Flavie ;
C'est là le fondement de votre aversion.

Placide
Ce n'est point un secret que cette passion :
Flavie, au lit, malade, en meurt de jalousie,
Et, dans l'âpre dépit dont sa mère est saisie,
Elle tonne, foudroie, et, pleine de fureur,
Menace de tout perdre auprès de l'empereur.
Comme de ses faveurs, je ris de sa colère :
Quoi qu'elle ait fait pour moi, quoi qu'elle puisse faire,
Le passé sur mon cœur ne peut rien obtenir,
Et je laisse au hasard le soin de l'avenir.
Je me plais à braver cet orgueilleux courage :
Chaque jour pour l'aigrir je vais jusqu'à l'outrage ;
Son âme impérieuse et prompte à fulminer
Ne saurait me haïr jusqu'à m'abandonner.
Souvent elle me flatte alors que je l'offense,
Et, quand je l'ai poussée à quelque violence,
L'amour de sa Flavie en rompt tous les effets
Et l'éclat s'en termine à de nouveaux bienfaits.
Je la plains toutefois, et, plus à plaindre qu'elle,
Comme elle aime un ingrat, j'adore une cruelle,
Dont la rigueur la venge, et, rejetant ma foi,
Me rend tous les mépris que Flavie a de moi.
Mon sort des deux côtés mérite qu'on le plaigne :
L'une me persécute, et l'autre me dédaigne ;
Je hais qui m'idolâtre, et j'aime qui me fuit,
Et je poursuis en vain, ainsi qu'on me poursuit.
Telle est de mon destin la fatale injustice ;
Telle est la tyrannie ensemble et le caprice
Du démon aveuglé qui, sans discrétion,
Verse l'antipathie et l'inclination.
Mais puisqu'à d'autres yeux je parais trop aimable,
Que peut voir Théodore en moi de méprisable ?
Sans doute, elle aime ailleurs, et s'impute à bonheur
De préférer Didyme au fils du gouverneur !

Cléobule
Comme elle je suis né, Seigneur, dans Antioche,
Et par les droits du sang je lui suis assez proche.
Je connais son courage, et vous répondrais bien
Qu'étant sourde à vos vœux elle n'écoute rien,
Et que cette rigueur dont votre amour l'accuse
Ne donne point ailleurs ce qu'elle vous refuse :
Ce malheureux rival, dont vous êtes jaloux,
En reçoit chaque jour plus de mépris que vous.
Mais quand même ses feux répondraient à vos flammes,
Qu'une amour mutuelle unirait vos deux âmes,
Voyez où cette amour vous peut précipiter,
Quel orage sur vous elle doit exciter,
Ce que dira Valens, ce que fera Marcelle.
Souffrez que son parent vous dise enfin pour elle…

Placide
Ah ! Si je puis encor quelque chose sur toi,
Ne me dis rien pour elle, et dis-lui tout pour moi :
Dis-lui que je suis sûr des bontés de mon père,
Ou que, s'il se rendait d'une humeur trop sévère,
L'Égypte où l'on m'envoie est un asile ouvert
Pour mettre notre flamme et notre heur à couvert ;
Là, saisis d'un rayon des puissances suprêmes,
Nous ne recevrons plus de lois que de nous-mêmes ;
Quelques noires vapeurs que puissent concevoir
Et la mère et la fille ensemble au désespoir,
Tout ce qu'elles pourront enfanter de tempêtes
Sans venir jusqu'à nous crèvera sur leurs têtes,
Et nous érigerons en cet heureux séjour
De leur rage impuissante un trophée à l'amour.
Parle, parle pour moi, presse, agis, persuade,
Fais quelque chose enfin pour mon esprit malade,
Fais-lui voir mon pouvoir, fais-lui voir mon ardeur :
Son dédain est peut-être un effet de sa peur,
Et, si tu lui pouvais arracher cette crainte,
Tu pourrais dissiper cette froideur contrainte ;
Tu pourrais… Mais je vois Marcelle qui survient.

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