Acte II - Scène II



(Cléobule, Théodore)

Cléobule
Tandis, permettez-moi de vous entretenir
Et de blâmer un peu cette vertu farouche,
Cette insensible humeur qu'aucun objet ne touche,
D'où naissent tant de feux sans pouvoir l'enflammer,
Et qui semble haïr quiconque ose l'aimer.
Je veux bien avec vous que dessous votre empire
Toute notre jeunesse en vain brûle et soupire,
J'approuve les mépris que vous rendez à tous :
Le ciel n'en a point fait qui soient dignes de vous ;
Mais je ne puis souffrir que la grandeur romaine
S'abaissant à vos pieds ait part à cette haine,
Et que vous égaliez, par vos durs traitements,
Ces maîtres de la terre aux vulgaires amants.
Quoiqu'une âpre vertu du nom d'amour s'irrite,
Elle trouve sa gloire à céder au mérite,
Et sa sévérité ne lui fait point de lois
Qu'elle n'aime à briser pour un illustre choix.
Voyez ce qu'est Valens, voyez ce qu'est Placide,
Voyez sur quels États l'un et l'autre préside,
Où le père et le fils peuvent un jour régner,
Et cessez d'être aveugle, et de le dédaigner.

Théodore
Je ne suis point aveugle, et vois ce qu'est un homme
Qu'élèvent la naissance et la fortune et Rome,
Je rends ce que je dois à l'éclat de son sang,
J'honore son mérite, et respecte son rang ;
Mais vous connaissez mal cette vertu farouche
De vouloir qu'aujourd'hui l'ambition la touche,
Et qu'une âme insensible aux plus sainte s ardeurs
Cède honteusement à l'éclat des grandeurs.
Si cette fermeté dont elle est ennoblie
Par quelques traits d'amour pouvait être affaiblie,
Mon cœur, plus incapable encor de vanité,
Ne ferait point de choix que dans l'égalité,
Et, rendant aux grandeurs un esprit légitime,
J'honorerais Placide, et j'aimerais Didyme.

Cléobule
Didyme, que sur tous vous semblez dédaigner !

Théodore
Didyme, que sur tous je tâche d'éloigner,
Et qui verrait bientôt sa flamme couronnée
Si mon âme à mes sens était abandonnée,
Et se laissait conduire à ces impressions
Que forment en naissant les belles passions.
Comme cet avantage est digne qu'on le craigne,
Plus je penche à l'aimer et plus je le dédaigne,
Et m'arme d'autant plus que mon cœur, en secret,
Voudrait s'en laisser vaincre, et combat à regret.
Je me fais tant d'effort, lorsque je le méprise,
Que par mes propres sens je crains d'être surprise ;
J'en crains une révolte, et que, las d'obéir,
Comme je les trahis, ils ne m'osent trahir.
Voilà, pour vous montrer mon âme toute nue,
Ce qui m'a fait bannir Didyme de ma vue :
Je crains d'en recevoir quelque coup d'œil fatal
Et chasse un ennemi dont je me défends mal.
Voilà quelle je suis, et quelle je veux être ;
La raison quelque jour s'en fera mieux connaître ;
Nommez-la cependant vertu, caprice, orgueil,
Ce dessein me suivra jusque dans le cercueil.

Cléobule
Il peut vous y pousser, si vous n'y prenez garde ;
D'un œil envenimé Marcelle vous regarde
Et, se prenant à vous du mauvais traitement
Que sa fille à ses yeux reçoit de votre amant,
Sa jalouse fureur ne peut être assouvie
À moins de votre sang, à moins de votre vie ;
Ce n'est plus en secret que frémit son courroux,
Elle en parle tout haut, elle s'en vante à nous,
Elle en jure les dieux, et, ce que j'appréhende,
Pour ce triste sujet, sans doute, elle vous mande.
Dans un péril si grand, faites un protecteur.

Théodore
Si je suis en péril, Placide en est l'auteur :
L'amour qu'il a pour moi lui seul m'y précipite,
C'est par là qu'on me hait, c'est par là qu'on s'irrite.
On n'en veut qu'à sa flamme, on n'en veut qu'à son choix ;
C'est contre lui qu'on arme ou la force ou les lois.
Tous les vœux qu'il m'adresse avancent ma ruine
Et, par une autre main, c'est lui qui m'assassine.
Je sais quel est mon crime, et je ne doute pas
Du prétexte qu'aura l'arrêt de mon trépas ;
Je l'attends sans frayeur ; mais, de quoi qu'on m'accuse,
S'il portait à Flavie un cœur que je refuse,
Qui veut finir mes jours les voudrait protéger,
Et, par ce changement, il ferait tout changer.
Mais mon péril le flatte, et son cœur en espère
Ce que jusqu'à présent tous ses soins n'ont pu faire :
Il attend que du mien j'achète son appui.
J'en trouverai peut-être un plus puissant que lui,
Et, s'il me faut périr, dites-lui qu'avec joie
Je cours à cette mort où son amour m'envoie,
Et que, par un exemple assez rare à nommer,
Je périrai pour lui, si je ne puis l'aimer.

Cléobule
Ne vous pas mieux servir d'un amour si fidèle,
C'est…

Théodore
Quittons ce discours, je vois venir Marcelle.

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