Acte premier - Scène II
(Marcelle, Placide, Cléobule, Stéphanie)
Marcelle
Ce mauvais conseiller toujours vous entretient ?
Placide
Vous dites vrai, Madame : il tâche à me surprendre ;
Son conseil est mauvais, mais je sais m'en défendre.
Marcelle
Il vous parle d'aimer ?
Placide
Contre mon sentiment.
Marcelle
Levez, levez le masque, et parlez franchement.
De votre Théodore il est l'agent fidèle :
Pour vous mieux engager elle fait la cruelle,
Vous chasse en apparence, et, pour vous retenir,
Par ce parent adroit vous fait entretenir.
Placide
Par ce fidèle agent elle est donc mal servie :
Loin de parler pour elle, il parle pour Flavie,
Et ce parent adroit en matière d'amour
Agit contre son sang pour mieux faire sa cour.
C'est, Madame, en effet, le mal qu'il me conseille ;
Mais j'ai le cœur trop bon pour lui prêter l'oreille.
Marcelle
Dites le cœur trop bas pour aimer en bon lieu.
Placide
L'objet où vont mes vœux serait digne d'un dieu.
Marcelle
Il est digne de vous, d'une âme vile et basse.
Placide
Je fais donc seulement ce qu'il faut que je fasse.
Ne blâmer que Flavie : un cœur si bien placé
D'une âme vile et basse est trop embarrassé ;
D'un choix qui lui fait honte il faut qu'elle s'irrite,
Et me prive d'un bien qui passe mon mérite.
Marcelle
Avec quelle arrogance osez-vous me parler ?
Placide
Au-dessous de Flavie ainsi me ravaler,
C'est de cette arrogance un mauvais témoignage.
Je ne me puis, Madame, abaisser davantage.
Marcelle
Votre respect est rare, et fait voir clairement
Que votre humeur modeste aime l'abaissement.
Eh bien ! Puisqu'à présent j'en suis mieux avertie,
Il faudra satisfaire à cette modestie :
Avec un peu de temps nous en viendrons à bout.
Placide
Vous ne m'ôterez rien, puisque je vous dois tout :
Qui n'a que ce qu'il doit a peu de perte à faire.
Marcelle
Vous pourrez bientôt prendre un sentiment contraire.
Placide
Je n'en changerai point pour la perte d'un bien
Qui me rendra celui de ne vous devoir rien.
Marcelle
Ainsi l'ingratitude en soi-même se flatte.
Mais je saurai punir cette âme trop ingrate,
Et, pour mieux abaisser vos esprits soulevés,
Je vous ôterai plus que vous ne me devez.
Placide
La menace est obscure ; expliquez-la, de grâce.
Marcelle
L'effet expliquera le sens de la menace.
Tandis, souvenez-vous, malgré tous vos mépris,
Que j'ai fait ce que sont et le père et le fils :
Vous me devez l'Égypte, et Valens Antioche.
Placide
Nous ne vous devons rien après un tel reproche :
Un bienfait perd sa grâce à le trop publier ;
Qui veut qu'on s'en souvienne, il le doit oublier.
Marcelle
Je l'oublierais, ingrat, si, pour tant de puissance,
Je recevais de vous quelque reconnaissance.
Placide
Et je m'en souviendrais jusqu'aux dernier s abois.
Si vous vous contentiez de ce que je vous dois.
Marcelle
Après tant de bienfaits, osé-je trop prétendre ?
Placide
Ce ne sont plus bienfaits alors qu'on veut les vendre.
Marcelle
Que doit donc un grand cœur aux faveurs qu'il reçoit ?
Placide
S'avouant redevable, il rend tout ce qu'il doit.
Marcelle
Tous les ingrats en foule iront à votre école,
Puisqu'on y devient quitte en payant de parole.
Placide
Je vous dirai donc plus, puisque vous me pressez :
Nous ne vous devons pas tout ce que vous pensez.
Marcelle
Que seriez-vous sans moi ?
Placide
Sans vous ? Ce que nous sommes :
Notre empereur est juste et sait choisir les hommes ;
Et mon père, après tout, ne se trouve qu'au rang
Où l'auraient mis, sans vous, ses vertus et son sang.
Marcelle
Ne vous souvient-il plus qu'on proscrivit sa tête ?
Placide
Par là votre artifice en fit votre conquête.
Marcelle
Ainsi de ma faveur vous nommez les effets !
Placide
Un autre ami peut-être aurait bien fait sa paix.
Et si votre faveur pour lui s'est employée,
Par son hymen, Madame, il vous a trop payée :
On voit peu d'unions de deux telles moitiés,
Et, la faveur à part, on sait qui vous étiez.
Marcelle
L'ouvrage de mes mains avoir tant d'insolence !
Placide
Elles m'ont mis trop haut pour souffrir une offense.
Marcelle
Quoi ! Vous tranchez ici du nouveau gouverneur ?
Placide
De mon rang, en tous lieux, je soutiendrai l'honneur.
Marcelle
Considérez donc mieux quelle main vous y porte ;
L'hymen seul de Flavie en est pour vous la porte.
Placide
Si je n'y puis entrer qu'acceptant cette loi,
Reprenez votre Égypte, et me laissez à moi.
Marcelle
Plus il me doit d'honneurs, plus son orgueil me brave !
Placide
Plus je reçois d'honneurs, moins je dois être esclave.
Marcelle
Conservez ce grand cœur, vous en aurez besoin.
Placide
Je le conserverai, Madame, avec grand soin,
Et votre grand pouvoir en chassera la vie
Avant que d'y surprendre aucun lieu pour Flavie.
Marcelle
J'en chasserai du moins l'ennemi qui me nuit.
Placide
Vous ferez peu d'effet avec beaucoup de bruit.
Marcelle
Je joindrai de si près l'effet à la menace
Que sa perte aujourd'hui me quittera la place.
Placide
Vous perdrez aujourd'hui… ?
Marcelle
Théodore, à vos yeux.
M'entendez-vous, Placide ? Oui, j'en jure les dieux,
Qu'aujourd'hui mon courroux, armé contre son crime,
Au pied de leurs autels en fera ma victime.
Placide
Et je jure à vos yeux ces mêmes immortels
Que je la vengerai jusque sur leurs autels.
Je jure plus encor : que, si je pouvais croire
Que vous eussiez dessein d'une action si noire,
Il n'est point de respect qui pût me retenir
D'en punir la pensée et de vous prévenir ;
Et que, pour garantir une tête si chère,
Je vous irais chercher jusqu'au lit de mon père.
M'entendez-vous, Madame ? Adieu, pensez-y bien.
N'épargnez pas mon sang, si vous versez le sien :
Autrement ce beau sang en fera verser d'autre,
Et ma fureur n'est pas pour se borner au vôtre.