Acte III - Scène III
(Placide, Théodore)
Théodore
Quoi ! Vous chassez Paulin et vous craignez ses yeux,
Vous qui ne craignez pas la colère des cieux !
Placide
Redoublez vos mépris mais bannissez des craintes
Qui portent à mon cœur les plus rudes atteintes :
Ils sont encor plus doux que les indignités
Qu'imputent vos frayeurs à mes témérités,
Et ce n'est pas contre eux que mon âme s'irrite.
Je sais qu'ils font justice à mon peu de mérite,
Et, lorsque vous pouviez jouir de vos dédains,
Si j'osais les nommer quelquefois inhumains,
Je les justifiais dedans ma conscience,
Et je n'attendais rien que de ma patience,
Sans que pour ces grandeurs, qui font tant de jaloux,
Je me sois jamais cru moins indigne de vous.
Aussi ne pensez pas que je vous importune
De payer mon amour ou de voir ma fortune :
Je ne demande pas un bien que leur soit dû
Mais je viens pour vous rendre un bien presque perdu,
Encor le même amant qu'une rigueur si dure
A toujours vu brûler et souffrir sans murmure,
Qui plaint du sexe en vous les respects violés,
Votre libérateur enfin, si vous voulez.
Théodore
Pardonnez donc, Seigneur, à la première idée
Qu'a jeté dans mon âme une peur mal fondée :
De mille objets d'horreur mon esprit combattu
Aurait tout soupçonné de la même vertu ;
Dans un péril si proche et si grand pour ma gloire,
Comme je dois tout craindre, aussi je puis tout croire,
Et mon honneur timide, entre tant d'ennemis,
Sur les ordres du père a mal jugé du fils.
Je vois, grâces au ciel, par un effet contraire,
Que la vertu du fils soutient celle du père,
Qu'elle ranime en lui la raison qui mourait,
Qu'elle rappelle en lui l'honneur qui s'égarait,
Et, le rétablissant dans une âme si belle,
Détruit heureusement l'ouvrage de Marcelle.
Donc à votre prière il s'est laissé toucher ?
Placide
J'aurais touché plutôt un cœur tout de rocher :
Soit crainte, soit amour qui possède son âme,
Elle est tout asservie aux fureurs d'une femme.
Je le dis à ma honte, et j'en rougis pour lui,
Il est inexorable, et j'en mourrais d'ennui
Si nous n'avions l'Égypte où fuir l'ignominie
Dont vous veut lâchement combler sa tyrannie.
Consentez-y, Madame, et je suis assez fort
Pour rompre vos prisons et changer votre sort ;
Ou si votre pudeur, au peuple abandonnée,
S'en peut mieux affranchir que par mon hyménée,
S'il est quelque autre voie à vous sauver l'honneur,
J'y consens, et renonce à mon plus doux bonheur.
Mais si, contre un arrêt à cet honneur funeste,
Pour en rompre le coup ce moyen seul vous reste,
Si, refusant Placide, il vous faut être à tous,
Fuyez cette infamie en suivant un époux,
Suivez-moi dans des lieux où je serai le maître,
Où vous serez sans peur ce que vous voudrez être,
Et peut-être, suivant ce que vous résoudrez,
Je n'y serai bientôt que ce que vous voudrez.
C'est assez m'expliquer ; que rien ne vous retienne :
Je vous aime, Madame, et vous aime chrétienne ;
Venez me donner lieu d'aimer ma dignité,
Qui fera mon bonheur et votre sûreté.
Théodore
N'espérez pas, Seigneur, que mon sort déplorable
Me puisse à votre amour rendre plus favorable,
Et que d'un si grand coup mon esprit abattu
Défère à ses malheurs plus qu'à votre vertu.
Je l'ai toujours connue et toujours estimée,
Je l'ai plainte souvent d'aimer sans être aimée,
Et, par tous ces dédains où j'ai su recourir,
J'ai voulu vous déplaire afin de vous guérir.
Louez-en le dessein, en apprenant la cause.
Un obstacle éternel à vos désirs s'oppose :
Chrétienne, et sous les lois d'un plus puissant époux…
Mais, Seigneur, à ce mot ne soyez pas jaloux :
Quelque haute splendeur que vous teniez de Rome,
Il est plus grand que vous, mais ce n'est point un homme ;
C'est le Dieu des chrétiens, c'est le maître des rois,
C'est lui qui tient ma foi, c'est lui dont j'ai fait choix,
Et c'est enfin à lui que mes vœux ont donnée
Cette virginité que l'on a condamnée.
Que puis-je donc pour vous, n'ayant rien à donner ?
Et par où votre amour se peut-il couronner,
Si pour moi votre hymen n'est qu'un lâche adultère,
D'autant plus criminel qu'il serait volontaire,
Dont le ciel punirait les sacrilèges nœuds,
Et que ce Dieu jaloux vengerait sur tous deux ?
Non, non, en quelque état que le sort m'ait réduite,
Ne me parlez, Seigneur, ni d'hymen, ni de fuite :
C'est changer d'infamie, et non pas l'éviter ;
Loin de m'en garantir, c'est m'y précipiter.
Mais, pour braver Marcelle et m'affranchir de honte,
Il est une autre voie et plus sûre et plus prompte,
Que dans l'éternité j'aurais lieu de bénir :
La mort ; et c'est de vous que je dois l'obtenir.
Si vous m'aimez encor, comme j'ose le croire,
Vous devez cette grâce à votre propre gloire ;
En m'arrachant la mienne on la va déchirer ;
C'est votre choix, c'est vous, qu'on va déshonorer.
L'amant si fortement s'unit à ce qu'il aime,
Qu'il en fait dans son cœur une part de lui-même ;
C'est par là qu'on vous blesse, et c'est par là, Seigneur,
Que peut jusques à vous aller mon déshonneur.
Tranchez donc cette part par où l'ignominie
Pourrait souiller l'éclat d'une si belle vie ;
Rendez à votre honneur toute sa pureté,
Et mettez par ma mort son lustre en sûreté.
Mille dont votre Rome adore la mémoire
Se sont bien tout entiers immolés à leur gloire ;
Comme eux, en vrai Romain, de la vôtre jaloux,
Immolez cette part trop indigne de vous ;
Sauvez-la par sa perte ; ou, si quelque tendresse
À ce bras généreux imprime sa faiblesse,
Si du sang d'une fille il craint de se rougir,
Armez, armez le mien, et le laissez agir.
Ma loi me le défend, mais mon Dieu me l'inspire :
Il parle, et j'obéis à son secret empire
Et, contre l'ordre exprès de son commandement,
Je sens que c'est de lui que vient ce mouvement.
Pour le suivre, Seigneur, souffrez que votre épée
Me puisse…
Placide
Oui, vous l'aurez, mais dans mon sang trempée,
Et votre bras du moins en recevra du mien
Le glorieux exemple avant que le moyen.
Théodore
Ah ! Ce n'est pas pour vous un mouvement à suivre :
C'est à moi de mourir, mais c'est à vous de vivre.
Placide
Ah ! Faites-moi donc vivre, ou me laissez mourir :
Cessez de me tuer, ou de me secourir.
Puisque vous n'écoutez ni mes vœux, ni mes larmes,
Puisque la mort pour vous a plus que moi de charmes,
Souffrez que ce trépas, que vous trouvez si doux,
Ait à son tour pour moi plus de douceur que vous.
Puis-je vivre et vous voir morte ou déshonorée,
Vous, que de tout mon cœur j'ai toujours adorée,
Vous, qui de mon destin réglez le triste cours,
Vous, dis-je, à qui j'attache et ma gloire et mes jours ?
Non, non, s'il vous faut voir déshonorée ou morte,
Souffrez un désespoir où la raison me porte ;
Renoncer à la vie avant de tels malheurs,
Ce n'est que prévenir l'effet de mes douleurs.
En ces extrémités je vous conjure encore,
Non par ce zèle ardent d'un cœur qui vous adore,
Non par ce vain éclat de tant de dignités,
Trop au-dessous du sang des rois dont vous sortez,
Non par ce désespoir où vous poussez ma vie,
Mais par la sainte horreur que vous fait l'infamie,
Par ce Dieu que j'ignore, et pour qui vous vivez,
Et par ce même bien que vous lui conservez,
Daignez en éviter la perte irréparable,
Et sous les saints liens d'un nœud si vénérable
Mettez en sûreté ce qu'on va nous ravir.
Théodore
Vous n'êtes pas celui dont Dieu s'y veut servir :
Il saura bien sans vous en susciter un autre,
Dont le bras, moins puissant, mais plus saint que le vôtre,
Par un zèle plus pur se fera mon appui,
Sans porter ses désirs sur un bien tout à lui.
Mais parlez à Marcelle.