ACTE V - SCÈNE V



(Grimoald, Pertharite, Édwige, Rodelinde)

Pertharite
Tu me revois, tyran qui méconnais les rois ;
Et j'ai payé pour toi d'un si rare service
Celui qui rend ma tête à ta fausse justice.
Pleure, pleure ce bras qui t'a si bien servi;
Pleure ce bon sujet que le mien t'a ravi.
Hâte-toi de venger ce ministre fidèle:
C'est toi qu'à sa vengeance en mourant il appelle.
Signale ton amour, et parois aujourd'hui,
S'il fut digne de toi, plus digne encore de lui.
Mais cesse désormais de traiter d'imposture
Les traits que sur mon front imprime la nature.
Milan m'a vu passer, et partout en passant
J'ai vu couler ses pleurs pour son prince impuissant;
Tu lui déguiserais en vain ta tyrannie:
Pousses-en jusqu'au bout l'insolente manie ;
Et quoi que ta fureur te prescrive pour moi,
Ordonne de mes jours comme de ceux d'un roi.

Grimoald
Oui, tu l'es en effet, et j'ai su te connaître,
Dès le premier moment que je t'ai vu paraître.
Si j'ai fermé les yeux, si j'ai voulu gauchir,
Des maximes d'état j'ai voulu t'affranchir,
Et ne voir pas ma gloire indignement trahie
Par la nécessité de m'immoler ta vie.
De cet aveuglement les soins mystérieux
Empruntaient les dehors d'un tyran furieux,
Et forçaient ma vertu d'en souffrir l'artifice,
Pour t'arracher ton nom par l'effroi du supplice.
Mais mon dessein n'était que de t'intimider,
Ou d'obliger quelqu'un à te faire évader.
Unulphe a bien compris, en serviteur fidèle,
Ce que ma violence attendait de son zèle ;
Mais un traître pressé par d'autres intérêts
A rompu tout l'effet de mes désirs secrets.
Ta main, grâces au ciel, nous en a fait justice.
Cependant ton retour m'est un nouveau supplice ;
Car enfin que veux-tu que je fasse de toi ?
Puis-je porter ton sceptre et te traiter de roi ?
Ton peuple qui t'aimait pourra-t-il te connaître,
Et souffrir à tes yeux les lois d'un autre maître ?
Toi-même pourras-tu, sans entreprendre rien,
Me voir jusqu'au trépas possesseur de ton bien ?
Pourras-tu négliger l'occasion offerte,
Et refuser ta main ou ton ordre à ma perte ?
Si tu n'étais qu'un lâche, on aurait quelque espoir
Qu'enfin tu pourrais vivre, et ne rien émouvoir ;
Mais qui me croit tyran, et hautement me brave,
Quelque faible qu'il soit, n'a point le cœur d'esclave,
Et montre une grande âme au-dessus du malheur,
Qui manque de fortune, et non pas de valeur.
Je vois donc malgré moi ma victoire asservie
À te rendre le sceptre, ou prendre encore ta vie;
Et plus l'ambition trouble ce grand effort,
Plus ceux de ma vertu me refusent ta mort.
Mais c'est trop retenir ma vertu prisonnière :
Je lui dois comme à toi liberté toute entière ;
Et mon ambition a beau s'en indigner,
Cette vertu triomphe, et tu t'en vas régner.
Milan, revois ton prince, et reprends ton vrai maître,
Qu'en vain pour t'aveugler j'ai voulu méconnaître ;
Et vous que d'imposteur à regret j'ai traité…

Pertharite
Ah ! C'est porter trop loin la générosité.
Rendez-moi Rodelinde, et gardez ma couronne,
Que pour sa liberté sans regret j'abandonne :
Avec ce cher objet tout destin m'est trop doux.

Grimoald
Rodelinde et Milan et mon cœur sont à vous ;
Et je vous remettrais toute la Lombardie,
Si comme dans Milan je régnais dans Pavie.
Mais vous n'ignorez pas, seigneur, que le feu roi
En fit reine Édwige ; et lui donnant ma foi,
Je promis…

Édwige
Si ta foi t'oblige à la défendre,
Ton exemple m'oblige encore plus à la rendre ;
Et je mériterais un nouveau changement,
Si mon cœur n'égalait celui de mon amant.

Pertharite
Son exemple, ma sœur, en vain vous y convie.
Avec ce grand héros je vous laisse Pavie,
Et me croirais moi-même aujourd'hui malheureux,
Si je voyais sans sceptre un bras si généreux.

Rodelinde
Pardonnez si ma haine a trop cru l'apparence :
Je présumais beaucoup de votre violence ;
Mais je n'aurais osé, seigneur, en présumer
Que vous m'eussiez forcée enfin à vous aimer.

Grimoald
Vous m'avez outragé sans me faire injustice.

Rodelinde
Qu'une amitié si ferme aujourd'hui nous unisse,
Que l'un et l'autre état en admire les nœuds,
Et doute avec raison qui règne de vous deux.

Pertharite
Pour en faire admirer la chaîne fortunée,
Allons cette en éclat cette grande journée,
Et montrer à ce peuple, heureusement surpris,
Que des hautes vertus la gloire est le seul prix,

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