ACTE IV - SCÈNE II



(Grimoald, Garibalde, Édwige)

Édwige
Je te l'ai promis, traître !
Oui, je te l'ai promis, et l'aurais fait peut-être,
Si ton âme, attachée à mes commandements,
Eût pu dans ton amour suivre mes sentiments.
J'avais mis mes secrets en bonne confidence !
Vois par là, Grimoald, quelle est ton imprudence,
Et juge, par les miens lâchement déclarés,
Comme les tiens sur lui peuvent être assurés.
Qui trahit sa maîtresse aisément fait connaître
Que sans aucun scrupule il trahirait son maître,
Et que des deux côtés laissant flotter sa foi,
Son cœur n'aime en effet ni son maître ni moi.
Il a son but à part, Grimoald, prends-y garde :
Quelque dessein qu'il ait, c'est toi seul qu'il regarde.
Examine ce cœur, juges-en comme il faut.
Qui m'aime et me trahit aspire encore plus haut.

Garibalde
Vous le voyez, seigneur, avec quelle injustice
On me fait criminel quand je vous rends service.
Mais de quoi n'est capable un malheureux amant
Que la peur de vous perdre agite incessamment,
Madame ? Vous voulez que le roi vous adore,
Et pour l'en empêcher je ferais plus encore :
Je ne m'en défends point, et mon esprit jaloux
Cherche tous les moyens de l'éloigner de vous.
Je ne vous saurais voir entre les bras d'un autre ;
Mon amour, si c'est crime, a l'exemple du vôtre.
Que ne faites-vous point pour obliger le roi
À quitter Rodelinde, et vous rendre sa foi ?
Est-il rien en ces lieux que n'ait mis en usage
L'excès de votre ardeur ou de votre courage ?
Pour être tout à vous, j'ai fait tous mes efforts ;
Mais je n'ai point encore fait revivre les morts.
J'ai dit des vérités dont votre cœur murmure ;
Mais je n'ai point été jusques à l'imposture,
Et je n'ai point poussé des sentiments si beaux
Jusqu'à faire sortir les ombres des tombeaux.
Ce n'est point mon amour qui produit Pertharite :
Ma flamme ignore encore cet art qui ressuscite ;
Et je ne vois en elle enfin rien à blâmer,
Sinon que je trahis, si c'est trahir qu'aimer.

Édwige
De quel front et de quoi cet insolent m'accuse ?

Grimoald
D'un mauvais artifice et d'une faible ruse.
Votre dessein, madame, était mal concerté :
On ne m'a point surpris quand on s'est présenté.
Vous m'aviez préparé vous-même à m'en défendre,
Et me l'ayant promis, j'avais lieu de l'attendre.
Consolez-vous pourtant, il a fait son effet :
Je suis à vous, madame, et j'y suis tout à fait.
Si je vous ai trahie, et si mon cœur volage
Vous a volé longtemps un légitime hommage,
Si pour un autre objet le vôtre en fut banni,
Les maux que j'ai soufferts m'en ont assez puni.
Je recouvre la vue, et reconnais mon crime :
À mes feux rallumés ce cœur s'offre en victime ;
Oui, princesse, et pour être à vous jusqu'au trépas,
Il demande un pardon qu'il ne mérite pas.
Votre propre bonté qui vous en sollicite
Obtient déjà celui de ce faux Pertharite.
Un si grand attentat blesse la majesté ;
Mais s'il est criminel, je l'ai moi-même été.
Faites grâce, et j'en fais ; oubliez, et j'oublie.
Il reste seulement que lui-même il publie,
Par un aveu sincère, et sans rien déguiser,
Que pour me rendre à vous il voulait m'abuser,
Qu'il n'empruntait ce nom que par votre ordre même.
Madame, assurez-vous par là mon diadème,
Et ne permettez pas que cette illusion
Aux mutins contre nous prête d'occasion.
Faites donc qu'il l'avoue, et que ma grâce offerte,
Tout imposteur qu'il est, le dérobe à sa perte ;
Et délivrez par là de ces troubles soudains
Le sceptre qu'avec moi je remets en vos mains.

Édwige
J'avais eu jusqu'ici ce respect pour ta gloire,
Qu'en te nommant tyran, j'avais peine à me croire :
Je me tenais suspecte, et sentais que mon feu
Faisait de ce reproche un secret désaveu ;
Mais tu lèves le masque, et m'ôtes de scrupule.
Je ne puis plus garder ce respect ridicule ;
Et je vois clairement, le masque étant levé,
Que jamais on n'a vu tyran plus achevé.
Tu fais adroitement le doux et le sévère,
Afin que la sœur t'aide à massacrer le frère :
Tu fais plus, et tu veux qu'en trahissant son sort,
Lui-même il se condamne et se livre à la mort,
Comme s'il pouvait être amoureux de la vie
Jusqu'à la racheter par une ignominie,
Ou qu'un frivole espoir de te revoir à moi
Me pût rendre perfide et lâche comme toi.
Aime-moi, si tu veux, déloyal ; mais n'espère
Aucun secours de moi pour t'immoler mon frère.
Si je te menaçais tantôt de son retour,
Si j'en donnais l'alarme à ton nouvel amour,
C'étaient discours en l'air inventés par ma flamme,
Pour brouiller ton esprit et celui de sa femme.
J'avais peine à te perdre, et parlais au hasard,
Pour te perdre du moins quelques moments plus tard ;
Et quand par ce retour il a su nous surprendre,
Le ciel m'a plus rendu que je n'osais attendre.

Grimoald
Madame…

Édwige
Tu perds temps ; je n'écoute plus rien,
Et j'attends ton arrêt pour résoudre le mien.
Agis, si tu le veux, en vainqueur magnanime ;
Agis comme tyran, et prends cette victime :
Je suivrai ton exemple, et sur tes actions
Je réglerai ma haine ou mes affections.
Il suffit à présent que je te désabuse,
Pour payer ton amour ou pour punir ta ruse.
Adieu.

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