ACTE I - SCÈNE I



(Rodelinde, Unulphe)

Rodelinde
Oui, l'honneur qu'il me rend ne fait que m'outrager ;
Je vous le dis encore, rien ne peut me changer :
Ses conquêtes pour moi sont des objets de haine ;
L'hommage qu'il m'en fait renouvelle ma peine,
Et comme son amour redouble mon tourment,
Si je le hais vainqueur, je le déteste amant.
Voilà quelle je suis, et quelle je veux être,
Et ce que vous direz au comte votre maître.

Unulphe
Dites au roi, madame.

Rodelinde
Ah ! Je ne pense pas
Que de moi Grimoald exige un cœur si bas :
S'il m'aime, il doit aimer cette digne arrogance
Qui brave ma fortune et remplit ma naissance.
Si d'un roi malheureux et la fuite et la mort
L'assurent dans son trône à titre du plus fort,
Ce n'est point à sa veuve à traiter de monarque
Un prince qui ne l'est qu'à cette triste marque.
Qu'il ne se flatte point d'un espoir décevant :
Il est toujours pour moi comte de Bénévent,
Toujours l'usurpateur du sceptre de nos pères,
Et toujours, en un mot, l'auteur de mes misères.

Unulphe
C'est ne connaître pas la source de vos maux,
Que de les imputer à ses nobles travaux.
Laissez à sa vertu le prix qu'elle mérite,
Et n'en accusez plus que votre Pertharite :
Son ambition seule…

Rodelinde
Unulphe, oubliez-vous
Que vous parlez à moi, qu'il était mon époux ?

Unulphe
Non ; mais vous oubliez que bien que la naissance
Donnât à son aîné la suprême puissance,
Il osa toutefois partager avec lui
Un sceptre dont son bras devait être l'appui ;
Qu'on vit alors deux rois en votre Lombardie,
Pertharite à Milan, Gundebert à Pavie,
Dont ce dernier, piqué par un tel attentat,
Voulut entre ses mains réunir son état,
Et ne put voir longtemps en celles de son frère…

Rodelinde
Dites qu'il fut rebelle aux ordres de son père.
Le roi, qui connaissait ce qu'ils valaient tous deux,
Mourant entre leurs bras, fit ce partage entre eux :
Il vit en Pertharite une âme trop royale
Pour ne lui pas laisser une fortune égale ;
Et vit en Gundebert un cœur assez abject
Pour ne mériter pas son frère pour sujet.
Ce n'est pas attenter aux droits d'une couronne
Qu'en conserver la part qu'un père nous en donne ;
De son dernier vouloir c'est se faire des lois,
Honorer sa mémoire, et défendre son choix.

Unulphe
Puisque vous le voulez, j'excuse son courage ;
Mais condamnez du moins l'auteur de ce partage,
Dont l'amour indiscret pour des fils généreux,
Les faisant tous deux rois, les a perdus tous deux.
Ce mauvais politique avait dû reconnaître
Que le plus grand état ne peut souffrir qu'un maître,
Que les rois n'ont qu'un trône et qu'une majesté,
Que leurs enfants entre eux n'ont point d'égalité,
Et qu'enfin la naissance a son ordre infaillible,
Qui fait de leur couronne un point indivisible.

Rodelinde
Et toutefois le ciel par les événements
Fit voir qu'il approuvait ses justes sentiments.
Du jaloux Gundebert l'ambitieuse haine
Fondant sur Pertharite, y trouva tôt sa peine.
Une bataille entre eux vidait leur différend ;
Il en sortit défait, il en sortit mourant :
Son trépas nous laissait toute la Lombardie,
Dont il nous enviait une faible partie ;
Et j'ai versé des pleurs qui n'auraient pas coulé,
Si votre Grimoald ne s'en fût point mêlé.
Il lui promit vengeance, et sa main plus vaillante
Rendit après sa mort sa haine triomphante :
Quand nous croyions le sceptre en la nôtre affermi,
Nous changeâmes de sort en changeant d'ennemi ;
Et le voyant régner où régnaient les deux frères,
Jugez à qui je puis imputer nos misères.

Unulphe
Excusez un amour que vos yeux ont éteint :
Son cœur pour Edwige en était lors atteint ;
Et pour gagner la sœur à ses désirs trop chère,
Il fallut épouser les passions du frère.
Il arma ses sujets, plus pour la conquérir
Qu'à dessein de vous nuire ou de le secourir.
Alors qu'il arriva, Gundebert rendait l'âme,
" bien, dit-il, que je touche à la fin de mes jours,
Vous n'avez pas en vain amené du secours ;
Ma mort vous va laisser ma sœur et ma querelle :
Si vous l'osez aimer, vous combattrez pour elle. "
Il la proclame reine ; et sans retardement
Les chefs et les soldats ayant prêté serment,
Il en prend d'elle un autre, et de mon prince même :
" pour montrer à tous deux à quel point je vous aime,
Je vous donne, dit-il, Grimoald pour époux,
Mais à condition qu'il soit digne de vous ;
Et vous ne croirez point, ma sœur, qu'il vous mérite,
Qu'il n'ait vengé ma mort et détruit Pertharite,
Qu'il n'ait conquis Milan, qu'il n'y donne la loi.
À la main d'une reine il faut celle d'un roi. "
Voilà ce qu'il voulut, voilà ce qu'ils jurèrent,
Voilà sur quoi tous deux contre vous s'animèrent.
Non que souvent mon prince, impatient amant,
N'ait voulu prévenir l'effet de son serment ;
Mais contre son amour la princesse obstinée
A toujours opposé la parole donnée ;
Si bien que ne voyant autre espoir de guérir,
Il a fallu sans cesse et vaincre et conquérir.
Enfin, après deux ans, Milan par sa conquête
Lui donnait Edwige en couronnant sa tête,
Si ce même Milan dont elle était le prix
N'eût fait perdre à ses yeux ce qu'ils avaient conquis.
Avec un autre sort il prit un cœur tout autre:
Vous fûtes sa captive, et le fîtes le vôtre ;
Et la princesse alors par un bizarre effet,
Pour l'avoir voulu roi, le perdit tout à fait.
Nous le vîmes quitter ses premières pensées,
N'avoir plus pour l'hymen ces ardeurs empressées,
Éviter Édwige, à peine lui parler,
Et sous divers prétexte à son tour reculer.
Ce n'est pas que longtemps il n'ait tâché d'éteindre
Un feu dont vos vertus avaient lieu de se plaindre ;
Et tant que dans sa fuite a vécu votre époux,
N'étant plus à sa sœur, il n'osait être à vous ;
Mais sitôt que sa mort eut rendu légitime
Cette ardeur qui n'était jusque-là qu'un doux crime…

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